Partout, les habitantes couraient pour la voir et leurs acclamations montaient vers le char inexistant qui amenait la jeune fille, dans l’éclat du soleil double, très haut au zénith.

     Tamara, baissant les regards sur l’invite de Morgania, aperçut alors des usines, des ateliers, des chantiers.

     Sous la surveillance des guerrières, fouets en main, des hommes demi-nus, ne portant que des lambeaux crasseux, allaient et venaient, s’occupant à des besognes assez grossières.

    Ils déchargeaient du matériel métallique ou minéral. Ils portaient des fardeaux, terrassaient, creusaient, bref, se livraient à tous les travaux les plus durs.

     Aucun ne parut remarquer la radieuse vision et Tamara remarqua qu’ils coiffaient tous une sorte de demi-casque singulier.

     Morgania, comme un guide complaisant, susurrait :

     – On leur a mis des œillères. Ils n’ont pas besoin de porter leurs regards très loin et, comme vous le dites, je crois sur votre planète Terre, l’homme ne voit jamais plus loin que le bout de son nez. Ici, nous avons en somme réalisé cela. L’homme n’est bon qu’aux occupations vulgaires. Tout travail subtil et noble est réservé à la femme, cette souveraine de l’univers…

     Tamara, doucement, croyait comprendre.

     Sur Faô, il y avait eu une conspiration féminine. Un fait unique dans le cosmos, du moins depuis la conquête de l’espace et les échanges interstellaires.

     Ces amazones d’un nouveau genre avaient réussi leur coup, non en créant une nation totalement féminine, peu assurée de survivre, mais en contraignant l’homme à un point inouï : en faire une bête de somme, un jouet à l’occasion.

     Tamara ne disait plus rien. Morgania murmura :

     – Désires-tu te reposer dans ton palais, Divine ?

     À tout hasard, elle répondit oui, abasourdie de cette révélation, qui lui en apprenait plus qu’un discours.

     Mais sa nature généreuse et forte reprenait le dessus.

     Résister, du moins pour l’instant, ne servait évidemment à rien. Tamara était trop intelligente pour ne pas chercher à entrer dans le jeu :

     – Puis-je savoir qui vous êtes vraiment, Morgania ?

     – Simplement la maîtresse de ce Faô que tu survoles…

     Donc, elle ne voulait pas répondre. Tamara changea aussitôt de tactique.

     – J’imagine que votre pouvoir est grand. Vous avez, à votre disposition, des physiciens de valeur. Ainsi, ce moyen de translation…

     – Veuille dire, Divine, que j’ai des « physiciennes » de valeur. Des cerveaux de femmes, subtils à l’extrême, qui ont travaillé avec moi. Je suis une savante passable, vois-tu. J’ai domestiqué le fluide électrique, et d’autres puissances naturelles. Tu as pu constater que je pouvais envoyer, un astronef d’un monde en un autre, quasi instantanément. J’utilise l’étincelle électrique, évidemment. Mais je réduis tout ce que je veux transporter en son état primitif : l’abstrait. Le non-atome, comprends-tu ?

     Tamara secoua la tête :

     – Cela me semble difficile…

     – Tu auras tout loisir de t’initier à mes travaux. Bref, je suis capable de muter l’atome lui-même en énergie pure… L’énergie pure qui n’est plus, comme l’énergie classique de vos Langevin, de vos Einstein, une matière diluée, mais seulement le fluide vrai, que vos ancêtres de la vieille Terre appelaient, me semble-t-il, le divin éther.

     – Je saisis mieux, avoua Tamara.

     – Cette force, reprit Morgania, a amené un grand navire qui m’appartient, des parages du Martervénux jusqu’à Faô, Faô, qui, je te l’ai dit, est une planète du Phénix. Par le même processus, depuis l’astronef, je pouvais amener certaines personnes ou certaines objets d’une planète jusqu’au navire. Expérience à très court terme. Passer, avec un vaisseau géant, à travers des années-lumière en nombre impressionnant, c’est plus difficile mais, maintenant, j’y parviens aisément.

     Tamara, un peu étourdie encore, mais désireuse de savoir, savoir absolument, demanda :

     – Vous ne m’avez pas dit comment… en ce moment ?…

     – En ce moment, tu es soutenue par un char de cette force à l’état pur. Mais là, je ne lance pas une formidable étincelle subspatiale qui va d’un soleil à l’autre. Je me contente d’agir très doucement, et à petite distance. Des faisceaux énergétiques te maintiennent, te soulèvent, t’interdisent d’avoir froid ou chaud, de souffrir, d’être lasse… N’est-ce pas que tu te sens bien ?

     Tamara avoua qu’elle était très à l’aise.

     Elle voyait le palais baroque revenir vers elle, avec ses jardins suspendus, aux mille oiseaux-papillons, aux nombreux lézards arc-en-ciel.

     Les femmes en armures pourpres la voyaient venir et la saluaient avec enthousiasme.

     Elle voyait cela, et mille pensées se bousculaient dans son esprit.

     Vivait-elle un cauchemar ? Mais non, cela semblait finalement bien réel. Luc ? Quand le reverrait-elle ?

     Revenir sur la Terre, seulement au Martervénux ? Mais comment ?

     La ville… La ville fantastique, peuplée de femmes… Et ces hommes, étaient-ils assez lâches, assez veules, assez émasculés, pour avoir accepté la domination des femmes ?

     Des hommes qui marchent sous le fouet, qui portent des œillères, comme les chevaux de trait, était-ce encore des hommes ?

     Faô lui semblait, malgré ses splendeurs, ses féeries, son climat d’enchantement, plus qu’un enfer : un monde contre nature.

     Elle pensa que Morgania devait la voir, par ses fantastiques moyens techniques. Aussi réprima-t-elle un sourire.

     Vierge saine et pure, elle n’en avait pas moins le sens de la vie. Comment Morgania et ses sirènes pouvaient-elles croire se passer de l’homme ? Et si oui, par quelles expériences monstrueuses pouvait-on perpétuer la vie ?

     L’horreur grandissait, dans le cœur, de Tamara.

     Tout de même, elle revint à la charge sur un problème qui lui sembla crucial :

     – Mais moi… Moi… Pourquoi suis-je ici ? Quel rôle effrayant veut-on me faire jouer ? Répondez-moi, Morgania…

     – Il faut, dit lentement la voix, qu’il y ait une autorité à Faô. Je suis cette autorité. Mon savoir, ma puissance, ne sont pas mises en doute. Mais on ne gouverne pas sans une mystique et je ne suis pas assez sotte pour reprendre les erreurs de ces dictateurs qui, à travers la galaxie, ont voulu régner, individuellement ou par régime, en supprimant toute idée métaphysique. J’en reviens à la Terre, ta planète-patrie, Divine. N’y a-t-on pas toujours vénéré la femme, d’Êve à Marie, d’Isis à Astarté ?…

     Quel salmigondis ! pensa Tamara.

     Tout haut, elle dit simplement :

     – Dans toutes les planètes, il y a, en effet, à travers les principales religions, une figure, féminine…

     – Ce qui prouve que, toujours, les humanoïdes ont adoré la femme.

     De nouveau une pensée ironique traversa l’esprit de Tamara.

     – C’est juste, dit-elle. Les hommes (elle appuya sur le mot) ont mille raisons d’aimer, de vénérer leurs compagnes…

     – Ne prononce pas ce mot avilissant, Divine. La femme est. Et l’homme ne peut tout juste être que son compagnon. Notre déesse est femme. Une entité féminine a créé le monde. D’ailleurs, comment naissent donc tous les androïdes de l’Univers ? Et même les races animales ?

     Tamara jugea bon d’arrêter la discussion.

     Morgania était-elle folle ? Il y avait quelque chose de tellement ridicule, dans un tel système philosophique et social ?

     Malheureusement, sur Faô, le mâle était déchu, cela semblait une évidente réalité.

     Le char invisible descendait doucement sur la terrasse de départ.

     Béliane, extasiée, tendait les mains à Tamara.

     Morgania dit encore :

     – J’ai sévèrement puni les deux maladroites que tu as si bien vaincues, Divine. Je te remets à Béliane. Elle va t’habiller, et te conduire au temple. Face à la déesse.

     – Et là, que se passera-t-il ? demanda Tamara.

     – La déesse t’éclairera. Adieu.

    

    

    

 

    

CHAPITRE IX

 

 

     Tamara fut fort surprise de voir quelle tenue Béliane lui ajustait pour se rendre au temple de la mystérieuse déesse.

     Elle avait imaginé une de ces robes, mi-antique mi-orientale, dont la fantaisie frôle souvent le mauvais goût, dans une inspiration de music-hall.

     Parallèlement, elle évoquait le sanctuaire où elle devait se rendre.

     Le style du palais lui disait assez ce qu’elle pouvait attendre.

     Sans doute serait-ce un mélange des aspects barbares des superstitions martiennes et des initiations égypto-aztèques, dont les produits composites se retrouvaient ça et là, dans les diverses planètes habitées, aussi bien que dans les grands films destinés aux humanoïdes d’un peu partout.

     Quant à la mystérieuse Morgania, souveraine-physicienne-magicienne de Faô et de son peuple féminin, elle la voyait en reine de bande dessinée comme ses amazones, en plus altier, en plus dur, bien que la voix eût quelquefois des intonations de lassitude.

     Maintenant, Tamara se sentait prête à la lutte.

     Elle s’était reprise. Elle se sentait jeune, forte, équilibrée. Son malheur était grand, d’être dans les griffes de cette harpie, et de ses innombrables gorgones.

     Mais sa belle santé, son esprit évolué, son entraînement sportif, tout cela militait en la faveur de Tamara. Elle se sentait de taille à se battre contre tout un peuple, fût-il de sexe féminin.

     Et puis, il y avait Luc Delta.

     Comme il était loin d’elle… à des milliers d’années-lumière sans doute.

     Mais, en dépit des assertions de Morgania, Tamara était de ces filles saines qui croit que l’univers ne s’arrête pas au palpable, et que les liens affectifs qui unissent les êtres défient le continuum espace-temps.

     Après tout, on la traitait bien. Trop bien même ; ce qui lui semblait des plus louches.

     Du moins sentait-elle une sympathie vraie, sans réticences, sans fausseté, celle de la petite Béliane.

     Devinant que Morgania avait installé des micros et sans doute des caméras un peu partout dans la chambre somptueuse, attenant à la terrasse, où on l’avait baignée, massée, coiffée, maquillée et enfin habillée, Tamara s’était bien gardé de poser des questions indiscrètes à la charmante enfant.

     Tout juste s’était-elle permise de l’amener à bavarder sur elle-même.

     Béliane ne s’était pas fait prier pour babiller. Elle avait parlé de sa mère, de ses sœurs…

     Tamara n’avait pas bronché.

     Elle enregistrait seulement que les mots de « père », de « frère », voire toute allusion à un fiancé ou à un simple flirt, semblaient exclus.

     Des femmes, rien que des femmes.

     Morgania, la savantissime, n’avait tout de même pas réussi à créer une race monosexuée.

     D’ailleurs, des hommes vivaient à Faô, singulièrement avilis, faut-il l’avouer.

     Peut-être les amazones, les utilisant comme esclaves, les réduisaient-elles selon leur caprice au rôle vulgaire d’étalons.

     Sélectionnait-on aussi les nouveau-nés ? Pour supprimer les petits garçons, ou, ce qui était au moins aussi criminel, les préparait-on à leur rôle de bétail humain ?

     Cependant, c’était une Béliane vêtue d’une combinaison blanche, portant des moufles et des bottes ad hoc, qui s’était présentée pour habiller Tamara d’une tenue exactement semblable.

     Était-ce ainsi qu’on se vêtait pour rendre hommage à la déesse ? Tamara se garda encore de la vaine curiosité. Morgania était partout.

     Mais l’équipement évoquait bien plus une tenue de laborantine. Impression qui fut confirmée par l’apport d’un casque-masque, également blanc, et dont la partie conférant au visage était une plaque de dépolex transparent.

     Tamara s’efforçait de jouer l’enjouement :

     – Sommes-nous prêtes, petite Béliane ?

     – Oui, Divine, nous partons pour le sanctuaire. Veux-tu me donner la main ?

     Tamara obtempéra sans comprendre.

     Elles étaient toutes deux, seules, immobiles, main dans la main, au milieu de la chambre.

     – Souveraine, murmura Béliane, nous sommes à tes ordres…

     Tamara attendit dix secondes.

     Puis elle vit le mur fondre devant elle. Un rectangle se creusait et, sans le moindre effort, Béliane et elle furent emportées.

     Elle devina l’action fantastique de l’éther discipliné. Derrière les deux jeunes filles, le mur se réintégrait.

     Tamara et Béliane se trouvaient dans une sorte de cabine-salon, octogonale, avec des divans, des jeux de lumière, et un air parfumé, grisant.

     Béliane lui fit signe de s’étendre sur un des divans et vint elle-même s’agenouiller près d’elle, la tête sur les genoux, en un mouvement d’adoration qui n’était pas feint.

     Tamara caressa les beaux cheveux de la jeune fille, mordit ses lèvres qui allaient s’ouvrir pour interroger.

     Elle ne demanda rien et fit bien, sans doute. Le voyage, immobile en apparence, fut de courte durée.

     Tamara devinait que la cabine voyageait. Vers le haut ? Vers les profondeurs ? Ou selon une progression horizontalement linéaire ? Impossible de le savoir.

     Mais un des panneaux se désintégrait. Elles passèrent.

     À partir de ce moment, Tamara sut que ses souvenirs de « comics » ne lui avaient pas permis de deviner la réalité.

     Le temple… oui c’était sans doute le temple qui s’étendait devant elle.

     Une salle gigantesque, haute de cinquante mètres au moins, longue de deux cents.

     Mais les piliers y étaient des colonnes vibrantes, d’électricité fulgurante, la voûte faite de rayons lumineux entrecroisés, d’ailleurs du plus mirifique effet.

     Au fond, elle devinait l’autel, une sorte de trône-autel, plutôt.

     Et il lui semblait qu’une femme y était assise.

     Morgania ?

     Béliane la prit par la main et elles avancèrent, dans une allée centrale, sur un plancher brillant et très doux, dont l’élasticité favorisait la progression.

     Mais, alentour, Tamara s’émerveillait de ce qu’elle découvrait.

     C’était, en fait, un laboratoire géant.

     Mille machines de physique, cent générateurs, des dynamos, des alambics, des éprouvettes et des cornues…

     Et tous les instruments de verre, de métal, de plastique, d’ébonite, de quartz, tout ce qui est brillant, poli, acéré, coupant, tranchant, piquant, tout ce qui sonde la chair et le minéral, tout ce qui tue et ce qui guérit, tout ce qui va vers l’immensité du cosmos et ses quasars et qui descend jusqu’à la cellule, l’atome, l’électron, jusqu’à cet éther divin que Morgania prétendait avoir domestiqué, tout se trouvait réuni dans ce temple, un temple authentique, consacré à la science des humanoïdes.

     Il n’y avait, dans le sanctuaire formidable, que des prêtresses.

     Toutes portaient la combinaison, les moufles, les bottes blanches, et le casque-masque sous lequel on découvrait leurs traits.

     Parce que l’air était saturé d’étincelles et de vapeurs, de feux inconnus, de traits effrayants.

     On travaillait, on étudiait, on plongeait au sein de la matière, on montait vers les vertigineuses splendeurs des constellations, jusqu’aux mondes en gestation, jusqu’à ces photons dispersés à travers l’infini qui chantent le regret nostalgique des univers disparus.

     L’œil au microscope, le scalpel en main, le doigt sur le commutateur, l’oreille se prêtant à la voix des étoiles effacées, mille femmes en blanc travaillaient là, en permanence, c’était évident, à la dévotion de la terrible et souveraine Morgania.

     Au fur et à mesure qu’elle avançait à travers le temple, conduite par Béliane, Tamara voyait qu’aucune science humaine ne semblait exclue, et que ce n’était qu’un tout, une officine titanesque, dont le plan lui échappait, mais qui devait nécessairement exister, permettant sans doute à chacune des officiantes de faire bénéficier sans retard ses compagnes du plus petit détail découvert, voire de corroborer ce fruit de son travail avec ceux des autres chercheuses.

     Aucune des laborantines ne bronchait au passage des jeunes filles.

     Penchées sur le microscope ou le bocal, occupées à arracher à la vie du cosmos ses secrets les plus subtils, toutes paraissaient passionnées, emportées dans une sorte de mystique de la science, de cette science élevée qui était, sur Faô, l’apanage du beau sexe.

     Et Tamara, en dépit de l’admiration qu’elle ne pouvait pas ne pas éprouver pour une réalisation aussi prodigieuse, qui était sans doute le véritable cerveau de l’organisation de Morgania, éprouvait une gêne indicible.

     Cette usine du savoir et de la recherche, ce labo titanesque, uniquement confié à des femmes, lui paraissait quelque chose d’indécent, d’irrationnel.

     La femme, cet être merveilleux, devait-elle donc abdiquer toutes ses splendeurs naturelles pour devenir ainsi un rouage d’une société bizarre, dangereusement insolite ?

     Mais Béliane la menait doucement par la main et Tamara voyait venir à elle le trône-autel.

     Oui, il y avait bien une femme assise là, dans une attitude à la fois simple et majestueuse, vêtue d’une robe blanche très simple mais qui, au contraire de la tenue des laborantines et des visiteuses, avait l’avantage d’être élégante et gracieusement seyante, parce que féminine.

     Tamara, en avançant, commença à froncer le sourcil.

     Elle n’imaginait pas Morgania ainsi. L’étrange créature régnant sur Faô, ne pouvait être aussi jeune, aussi fine. Et la voix entendue à plusieurs reprises ne correspondait qu’à une femme déjà mûre, voire presque vieille.

     Ces cheveux blonds, ce teint doré…

     Tamara sentait son cœur étreint d’une angoisse indicible.

     Non, ce n’était pas vrai. Comme tout le reste, depuis le rapt dont elle avait été victime à bord du tramono Paris - Hendaye, c’était encore une farce de mauvais goût… La déesse… celle qui était assise sur ce trône, un trône stylisé, d’ailleurs, évoquant plus la technique que la mythologie…

     – Divine… je t’en prie… avance… Tamara, suffoquée, s’était arrêtée. Aux paroles de Béliane, elle réagit soudain :

     – Tu as raison, petite enfant. Je dois avancer. Je dois aller jusqu’au bout.

     Quelques mètres seulement les séparaient de l’autel dominant, puisqu’elles avaient traversé le laboratoire-temple tout entier, parmi ses mille prêtresses de sapience.

     Tamara, une flamme soudain dure dans ses beaux yeux clairs, marchait vers le trône, vers celle qui y était assise, demeurant dans son incomparable majesté.

     Elle posa le pied sur la première marche, pour aller vers la déesse qui ne bougeait pas, qui semblait l’ignorer.

     Une voix éclata, semblant émaner d’une bouche toute proche.

     – Arrête, Divine… Maintenant, tu as compris…

     Instinctivement, la jeune fille tourna la tête, chercha qui lui adressait la parole.

    D’un pan latéral, comme situé derrière le trône, une petite femme mince, portant une simple robe noire, venait de surgir.

     Elle pouvait avoir soixante ans, en durée terrestre. Ses cheveux gris, son visage terne, ses lèvres minces, étaient sans grâce, sans chaleur.

     D’ailleurs, elle était contrefaite et Tamara distingua qu’elle devait dissimuler quelque scoliose, ayant une épaule plus haute que l’autre.

     – Qui êtes-vous ? demanda Tamara, se sentant redevenir combative.

     La femme tendit sa main sèche, montra Béliane prosternée.

     – Oh ! Divine, voyons… c’est si simple… Le cri monta aux lèvres de Tamara :

     – Morgania… vous ?

     La toute-puissante, cette malheureuse créature sans grâce, sans charme aucun, hocha la tête :

     – Oui ; Morgania. Ne peux-tu comprendre, Divine, que je ne suis pas capable, malgré mon pouvoir, malgré la révolution que j’ai accomplie sur Faô, de devenir l’Immortelle, Celle qui doit établir sur le monde la domination de la Femme sur l’Homme ?

     Tamara resta muette une seconde.

     Une folle, voilà ce que c’était, malgré tant d’intelligence.

     Morgania montra l’idole assise sur le trône :

     – La vraie souveraine, ce sera elle… Regarde, Divine, tu connais ces traits merveilleusement ciselés, ce corps incomparable ? Tu lis dans ces yeux bleus, tu admires ces cheveux blonds… Et derrière tout cela, il y a la force, l’intelligence, la subtilité… Une vraie déesse, te dis-je ! Il fallait que ce fût elle, que ce fût…

     – Non, hurla Tamara. Je ne veux pas.

     – Celle-là, continua Morgania en montrant la souveraine, ce n’est qu’une image, une fiction. Un film, en reliefcolor, comme ces imbéciles de cinéastes voulaient t’abaisser à faire interpréter… J’ai voulu ce simulacre pour que tu comprennes, avant que je ne t’explique le rôle que tu devras jouer à Faô, avant de l’étendre à travers les galaxies… Et tu auras le temps avec toi, car tu seras Éternelle, tu ne devras jamais mourir…

     Tamara reculait, devant la sèche et ridicule Morgania, devant la beauté factice assise sur un trône d’immortelle, et qui n’était autre que la représentation d’elle-même.

     Tamara…

    

    

 

    

    

CHAPITRE X

    

 

     Luc Delta et Ernest regardaient le monde neuf qui s’offrait à eux.

     Malgré les multiples renseignements glanés parmi les plantes médiumniques de la planète inconnue, il leur avait été impossible de situer la constellation dans laquelle l’étrange aventure les avait jetés.

     Du moins, par leur patience, leur lent travail de déduction, utilisant les confidences des fleurs mystérieuses, avaient-ils pu savoir que l’astronef noir allait vers Faô, terre féconde tournant autour d’un système solaire binaire, ce qui lui donnait un climat particulièrement favorable.

     Le petit cône spatial fonctionnait à merveille et les deux garçons, ainsi qu’ils l’avaient supposé, n’avaient eu qu’un trajet relativement court à accomplir, dans l’espace.

     Eux aussi partaient d’une planète soumise à deux soleils. Il n’y avait donc pas d’erreur, Faô était un monde voisin.

     Les cônes, s’ils étaient incapables de plongées subspatiales, étaient du moins conditionnés pour des voyages très rapides, à vitesse accélérée et à rayon d’action assez étendu. Cela étant prévu en cas de destruction de l’astronef-mère, pour les hommes des commandos de l’espace.

     Luc, naturellement, bien que ne sachant pas où il se trouvait dans l’univers, avait appris qu’il y avait une femme captive, parmi d’autres captives, tout cela étant le fruit des bavardages des « cosmatelotes », cueillis par les fleurs-médiums.

     Une captive… des captives…

     Tamara était là, il n’y avait pas à en douter.

     Ernest, lui, avait déclaré sans ambages qu’il avait une mission à remplir, qu’il irait jusqu’au bout de son devoir, lequel lui semblait être de mettre les piratesses hors d’état de nuire.

     Le cône avait voyagé le temps de trois tours de cadran, ces tours de cadran établis d’après la rotation terrestre, afin de garder une mesure type de temps, lors des grands voyages interstellaires.

     Ils avaient survolé inutilement deux planètes, vaguement lunaires, visiblement inhabitées.

     Les deux soleils en dévoraient une et en dédaignaient l’autre. Inhabitables, ou presque…

     À mi-chemin, ils trouvaient Faô.

     Un monde chatoyant, sous une atmosphère de ton pourpre. Des bois et des océans, des lacs et des collines verdoyantes.

     Ils ne doutaient plus mais, à présent, il importait de découvrir des cités, une civilisation, et, éventuellement, la prison de Tamara et des autres femmes kidnappées au Martervénux.

     Ils virent que la planète tournait rapidement et s’en approchèrent à la faveur de la nuit sur l’hémisphère opposé au double soleil.

     Ils firent relâche en un coin pittoresque, sauvage, au bord d’un océan où bondissaient de formidables cétacés phosphorescents.

     Des jungles proches montaient des cris nombreux et variés, indiquant une faune abondante.

     Ils ne s’en approchèrent pas, se contentèrent d’attendre le jour, pour repérer une cité dont ils avaient aperçu très loin les lumières.

     Aucun incident ne vint perturber leur sécurité. Ils assistèrent à un duel entre deux bêtes énormes, une sorte de grand oiseau à trois yeux enlevant un reptile muni d’ailes vampiriques, les monstres ayant bien trois mètres d’envergure chacun.

     Ils se battirent longuement, au-dessus de la mer, où ils finirent par choir ensemble, dans un tourbillon où luisaient les dos des géants marins.

     De tels spectacles étaient fréquents, de planète en planète. Mais cela ne leur apprenait rien.

     Ils repartirent avant le jour, prirent de l’altitude, repérèrent en effet une cité, près du rivage. Puis, plus loin, deux autres, dont une avec des usines, des jardins suspendus, visiblement la plus vaste des trois.

     – La capitale de Faô ?…

     Luc posait la question. Ernest, qui ne manquait pas de bon sens, proposa de filer, toujours très haut, vers des montagnes qui s’élevaient non loin de là.

     – Nous pourrions faire escale et tenter ensuite une reconnaissance à terre. On verra bien.

     Luc félicita son compagnon et le petit engin, minuscule point perdu dans le ciel écarlate de la féconde planète, piqua vers les montagnes.

     Le cœur de Luc Delta battait.

     Peut-être Tamara était-elle là, dans cette cité à l’aspect à la fois barbare et technique ?

     Dans quel univers ? Il ne savait, mais qu’importait. S’ils se retrouvaient tous deux, vivre là ou ailleurs…

     Ils voyaient venir à eux la chaîne montagneuse, très élevée, avec des points vertigineux, des pitons aigus, et des vallées profondes, impressionnantes.

     Et puis, brusquement, la voix se fit entendre :

     – Salut, les Terriens…

     Une voix féminine, âpre, parfois chevrotante, puis se reprenant d’une syllabe en l’autre, avec un ton dur, ironique et tranchant à la fois.

     – Ernest ?

     – Oui, Chef, j’entends…

     – Vous m’entendez bien, reprit l’inconnue. Ne cherchez pas, je ne suis pas à bord.

     – Peut-on savoir… commença Luc, exaspéré.

     – Savoir quoi, Terriens, hommes ridicules ? Vous êtes ici par hasard, n’est-ce pas ? Oh ! Je sais, ne m’expliquez pas. Vous étiez contre la coque de l’astronef noir qui achevait sa mission dans votre système solaire, lorsque je l’ai ramené ici, à Faô. Je l’ai fait voyager par mutation électrique accélérée… Ce serait trop long à développer… Imaginez la foudre, une foudre qui va mille fois plus vite que la lumière, et qui atteint, à un certain degré, la vitesse-pensée. Oui, j’ai réussi là où tant de vos savants ont échoué… Des hommes…

     La voix se fit dédaigneuse :

     – Seul, le cerveau d’une femme pouvait trouver la solution. Je domine l’univers parce que je domine la matière… Mais trêve de bavardages… Il me déplaît de vous savoir ici. Apprenez que sur Faô, la femme règne et l’homme n’est que son complément, son esclave. Toutefois, puisque vous vous permettez cette incursion dans mon univers, j’ai décidé de vous supprimer…

     Luc s’était quelque peu repris et Ernest fit remarquer :

     – Vous allez causer longtemps comme ça, ma bonne dame ?

     La voix fit une pause. Sans doute l’interlocutrice était-elle surprise. Elle reprit, méchamment :

     – Non, ce sera bref… Mais, avant de vous supprimer, j’ai l’intention de vous montrer celle qui, Immortelle, va régner sur Faô, avant d’étendre sa domination à la galaxie, au cosmos…

     – J’en serai charmé, fit Luc, railleur.

     Il cherchait à réfléchir, très vite.

     Il ne disposait d’aucune arme, d’aucune parade contre l’ennemie. Mais elle ?

     Était-ce un bluff, ou pouvait-elle, vraiment, détruire le cône spatial et ceux qu’il transportait ?

     – Alors ? demanda Ernest, elle vient, cette Immortelle ?

     La voix toussota comme pour dire quelque chose mais, vraisemblablement l’inconnue préféra renoncer à discuter de façon aussi vulgaire.

     – Regardez, devant vous, vers les montagnes…

     Le cône, d’ailleurs, filait toujours dans cette direction, à travers l’atmosphère aux tons rutilants de la planète Faô.

     Luc Delta, dans l’étroite cabine, jeta un cri :

    Tamara….

     Il voyait Tamara. Tamara qui s’élevait dans le ciel.

     Une Tamara immense, en grande robe flottante, ses beaux cheveux dénoués roulant sur ses épaules.

     Hiératique, majestueuse, haute cent fois comme les nuages, elle semblait en effet dominer l’univers entier.

     Ernest, subjugué par l’apparition, râla :

     – Mais qui est-ce ?… Qui est-ce ?

     Très vite, Luc s’était ressaisi.

     Il murmura ses ordres et le cerveau-moteur d’Ernest, enregistrant, transmettait aussitôt les ordres aux organes mécaniques du cône.

     Ce qui se passa alors fut très rapide…

     Dans l’immense cabine centrale d’où elle réglait ses multiples appareils, avec l’aide de trois physiciennes sélectionnées, Morgania suivait de l’œil, sur un écran de super-télé, les évolutions du petit engin arrivé, bien malgré lui, dans la constellation du Phénix.

     La formidable savante, assise sur un tabouret mobile, sans aucun support que des faisceaux d’ondes, pouvait aller ainsi, sans fatigue, d’un tableau à l’autre, dans cette salle qui avait cent mètres de long. De là, elle dirigeait l’éther, à son gré, elle désintégrait et réintégrait à volonté une foule de choses et de gens.

     Elle provoquait des transmutations d’un univers en l’autre, grâce à ces incursions à la vitesse insensée qu’elle réussissait dans le domaine du fluide — d’ailleurs inconnu et inconnaissable — qui soude entre eux les divers éléments de l’atome et forme le « ciment » de l’univers.

     Pour l’instant, elle suivait le minuscule engin et une flamme luisait dans son regard.

     Une enquête faite au Martervénux lui faisait savoir qui était Luc Delta.

     Non un cosmonaute quelconque lancé à sa poursuite, mais bel et bien l’homme qui aimait Tamara.

     Et que Tamara aimait.

     Pour Morgania, cerveau génial mais corps disgracié, l’homme était l’ennemi numéro un, quel qu’il fût.

     Sa déesse, son Immortelle (car elle espérait bien arriver à lui conférer l’immortalité, ce qui lui était interdit à elle-même) pouvait-elle s’abaisser à se pencher sur un tel médiocre ?

     Elle eût beaucoup aimé l’avilir, lui faire prendre rang parmi ses esclaves, grâce au système qui émasculait cérébralement tous les mâles de Faô, sans compter ceux ramassés sur d’autres planètes.

     Mais laisser vivre Luc Delta lui semblait dangereux. Tamara devait l’oublier, ignorer ce qu’il était devenu.

     Aussi, avertie par ses contrôles de l’incursion du cône, se délectait-elle du sort inexorable qu’elle lui réservait.

     Elle avança la main pour presser un bouton.

     Il y eut une étincelle très blanche, au-dessus des montagnes avoisinant la cité.

     Et plus de cône.

     Mais des contrôles clignotaient, indiquant encore « quelque chose ».

     Morgania fit évoluer son fauteuil sur les ondes, se transporta devant un autre tableau de commandes, régla quelques manettes.

     Elle aperçut alors, au-dessus d’une vallée sombre, entre deux pics incroyablement élevés, deux silhouettes d’hommes qui descendaient lentement.

     Luc Delta et Ernest, un instant avant, avaient tout bonnement fait exploser le cône.

     Seulement, ils avaient été éjectés, par un système spécial, à l’avant-seconde de la destruction.

     Morgania haussa les épaules :

     – Ils croient m’échapper… mais c’est un suicide… Ils ont détruit leur engin avant que je n’aie pu le faire… Idiots !…

     Elle les suivit un instant de l’œil, par l’écran.

     – Dans la vallée… Ils sont perdus… Les afôôgh vont s’en charger !…

     Et Morgania tourna un bouton. L’écran s’éteignit.

     Supportés par leurs appareils individuels, Luc et Ernest tombaient lentement.

     Ils voyaient les flancs des monts voisins, mais pas encore le fond de la vallée, si encaissée que tout se perdait dans les ténèbres, bien que les deux soleils fussent encore très hauts.

     Luc avait pris l’initiative de faire sauter le cône, à la fois pour ne pas livrer un engin de guerre à l’ennemi et aussi dans le très vague espoir de faire croire qu’ils s’étaient sacrifiés tous les deux.

     C’était vain, mais il ne savait pas quel péril l’attendait, ce péril certain en qui Morgania mettait toute sa confiance pour la débarrasser de l’amoureux de Tamara et de son fidèle compagnon.

     Ils n’avaient que leurs combinaisons, leurs ceintures-arsenaux, des armes, mais plus rien pour repartir de Faô.

     Qu’importait… Ils étaient décidés l’un et l’autre.

     Luc était prêt à aller chez le diable pour délivrer celle qu’il aimait.

     Quant à Ernest, il n’avait pas caché sa pensée.

     Puisqu’il n’y avait pas moyen de faire autrement, et que démissionner était hors de propos, autant prendre les choses du bon côté et se battre avec entrain.

     Pourtant, le mécanélec emportait un petit paquet, un tout petit paquet qui ne faisait pas partie de l’équipement du parfait cosmonaute.

     Outre les armes, la trousse médicale, les outils, les vivres-vitamines, les appareils de télécommunications et les boussoles cosmiques, Ernest gardait jalousement une des trois plantes-médiums cueillies sur la planète d’escale.

     Cependant, ils descendaient toujours et s’enfonçaient dans une région particulièrement ténébreuse.

     – Chef… c’est bientôt le rez-de-chaussée ?

     Ils se parlaient par walkies-talkies, descendant à quelques dizaines de mètres l’un de l’autre.

     – Je n’en sais fichtre rien… Si on ne voit pas le fond, mieux vaudra remonter… Mais faire escale sur ces pics ?

     Quelques secondes après, Ernest cria :

     – Je vois quelque chose… Ça brille…

     – Oui, des points lumineux… Ça bouge… Des insectes, sans doute…

     Ils continuèrent à aller vers le fond, mais en fait de vallée les cosmonautes se croyaient surtout entre deux murs démesurés et sans fin, du moins vers la profondeur.

     Mouvants, vifs, très lumineux, les points s’élevèrent soudain vers eux comme un nuage.

     Il faisait si sombre que, dans les ténèbres, ils distinguèrent des formes vagues et cherchèrent à les identifier.

     – Des oiseaux ou des insectes ?

     – Marrant, Chef, on dirait plutôt des poissons…

     – Très juste, Ernest… Des poissons… Formidable… Ce serait quelque chose comme des poissons d’air…

     La comparaison semblait juste.

     Étranges créatures, aux formes allongées, munies de membres minuscules plus assimilables aux nageoires qu’aux ailes, ces êtres inattendus portaient des sortes d’écailles, qui jetaient ces mille feux étincelants.

     Ils enveloppaient les cosmonautes et, machinalement, Ernest fit un geste pour les chasser.

     Aussitôt, un, cinq, dix, vingt, cent d’entre eux s’abattirent sur lui.

     – Chef… Chef…

     – Attendez, Ernest, j’arrive.

     Luc Delta voulut foncer d’un coup d’élévateur, mais il fut à son tour enveloppé par le tourbillon des poissons atmosphériques.

     Ils se débattaient l’un et l’autre, grotesques, flottant ainsi, dans un conglomérat de poissons lumineux.

     – Bon sang, ils ne sont pas gros…

     – Tout juste des truites… des dorades… ou des merlans… Mais pas moyen de s’en débarrasser… Houlà ! Ouille !…

     Ernest avait jeté un cri qui parvint à Luc par le walkie-talkie.

     – Ernest… qu’est-ce qui se passe ?

     – Quelle diablerie… Mon scaphandre qui fond !…

     Luc allait répondre quand il sentit, lui aussi, une déchirure dans sa combinaison.

     Les poissons lumineux, les terribles afôôgh, adhéraient et, en tentant de s’échapper, liquéfiaient littéralement les scaphandres, grâce à l’acide qu’ils sécrétaient.

     Luc se sentit glacé d’épouvante.

     Il voyait Ernest en mauvaise posture et lui-même se sentait petit à petit déshabillé de façon imprévue, son vêtement protecteur rongé par les afôôgh.

     L’épiderme, déjà atteint, le faisait cruellement souffrir en plusieurs points du corps.

     Luc Delta comprit que la situation était désespérée.

     Par le walkie-talkie, il jeta un dernier ordre à Ernest :

     – Faites comme moi… arrachez votre scaphandre… et laissez-vous tomber sinon nous serons rongés tout vivants avant d’avoir touché le sol…

     Ernest obéit, sans trop comprendre, sans savoir ce qui allait se passer.

     Dans l’ombre de la vallée maudite, les deux hommes volants se dépouillaient de l’armure à élévateur, de leur arsenal, de tout.

     L’un après l’autre, laissant leur enveloppe dans le magma des afôôgh, ils tombèrent vers l’inconnu, comme des pierres…

    

    

    

    

 

CHAPITRE XI

    

 

     Deux hommes se traînaient, dans une zone ténébreuse, sans savoir où ils étaient, où ils allaient.

     Ils vivaient, c’était une certitude, encore que le brave Ernest, après avoir pu appeler Luc Delta, faisait remarquer qu’on ne savait pas trop, au fond, si ce n’était pas ça, la mort.

     Luc Delta, lui, en dépit de la situation, trouvait moyen de crier des encouragements, voire de plaisanter.

     Il était perdu, il souffrait de plusieurs morsures provoquées par le liquide corrosif émanant des poissons d’air.

     Seulement la joie vibrait dans son cœur.

     Presque nu, dépouillé de tout son arsenal de cosmonaute, jeté dans un monde imprévu, Luc se sentait plein de confiance.

     Parce qu’il avait eu, une fraction de seconde, une vision fantastique, qui n’était pas une hallucination, puisque Ernest, lui aussi, avait vu.

     Tamara…

     L’image géante lui avait donné une preuve irréfutable.

     Elle était bien là, quelque part sur Faô.

     Il n’avait pas effectué en vain ce voyage fou, emporté par une force électrique inconnue. Tamara était vivante et ses ravisseurs, pour une raison mal définie, s’étaient divertis à la lui montrer, alors qu’ils avaient l’intention de le tuer.

     Où étaient-ils tombés ?

     Ne portant plus que leurs combinaisons de dessous, maillots collants, d’ailleurs fortement entamés par le suc acide sécrété par l’organisme des afôôgh, Luc Delta et Ernest, se jetant au hasard vers le fond de la vallée en se libérant des scaphandres devenus périlleux, avaient fini par choir, huit ou dix mètres plus bas, sur une surface bosselée, tourmentée, mais qui, à leur grande surprise, semblait élastique, assez molle, voire mouvante, sous leur poids.

     Ils savaient tomber, l’un comme l’autre, ayant subi un très fort entraînement.

     Mais ce terrain très particulier sans doute, avait parfaitement amorti leur chute.

     Il faisait toujours aussi noir et les deux garçons, s’appelant, se retrouvant au jugé, n’avaient pas tardé à constater que cette surface mystérieuse n’était vraiment pas immobile.

     Elle se mouvait, assez lentement, elle avançait entre les deux parois immenses formant cette vallée peu commune.

     Levant les yeux, ils avaient perçu, très haut, très loin, le ciel de Faô, un ciel qui commençait à foncer, c’est-à-dire passer de la pourpre du plein jour à une couleur rouge sang, qui virait très rapidement au noir, comme un crépuscule foudroyant et sanglant.

     Les deux soleils avaient disparu et les premières étoiles commençaient à scintiller.

     Mais, au-dessus d’eux, Luc Delta et Ernest découvraient une sorte de nuage capricieux, très brillant, formé de milliers de petits points de lumière.

     Il leur fut aisé d’identifier leurs singuliers agresseurs, dont les écailles ainsi phosphorescentes émettaient ces virgules de clarté.

     – Dire qu’ils sont en train de bouffer nos scaphandres… et tout notre matériel, soupira Ernest.

     – T’en fais pas, lui cria Luc, se mettant soudain à le tutoyer avec cette camaraderie spontanée qu’engendre le péril commun, l’essentiel est que nous nous en soyons sortis… Ces poissons d’un nouveau genre allaient tout bonnement nous dissoudre, comme un morceau de craie plongé dans SO4H2. Mieux vaut être ici…

     – Ici ? Oui, Chef. Mais, dites-moi. Qu’est-ce que c’est, ici ? Où c’est l’ici dont vous parlez ?

     Luc Delta ne répondit pas tout de suite.

     Il sentait, sous ses genoux, sous ses mains, cette surface cahoteuse, mais molle, un peu tiède, mousseuse même.

     Observant le nuage des afôôgh, il ne tarda pas à constater qu’Ernest et lui devaient se déplacer, car le nuage demeurait statique dans sa position, s’il était mouvant en soi grâce aux évolutions des poissons d’air.

     – Nous sommes… comme sur un radeau…

     – Oui, c’est bien ce que je pense. Mais de quoi est-il fait, ce radeau ?

     Luc cherchait à comprendre :

     – Sans doute est-ce la nature même de ce terrain… Un terrain-torrent, une matière inconnue, tiède…

     Ernest, impressionné, et qui palpait le sol dans l’ombre, murmura :

     – On dirait que cela vit…

     – Oui. Ce n’est pas de l’eau, mais ça bouillonne, et ça mousse. Et cela coule, c’est le mot, entre les rives de la vallée… Et cela nous emporte ?

     – Où ? Je voudrais bien le savoir…

     Le nuage lumineux s’éloignait. On ne voyait plus que des lucioles de plus en plus imprécises, formant maintenant optiquement une sorte de tache à peine brillante, dansant à quelques mètres au-dessus du singulier torrent.

     Et puis, la vallée fit un coude. Un coude que le mouvement de ce qu’on ne pouvait appeler un cours d’eau épousait.

     Le nuage disparut aux yeux des deux jeunes gens.

     – Chef ?…

     – Oui, Ernest.

     – Chef… je ne suis pas un froussard, vous savez. Mais j’ai peur !

     La voix nette de Luc Delta résonna :

     – Moi aussi, Ernest. J’ai peur. Parce que je ne sais pas !

     La masse inconnue poursuivait sa route, sans doute éternelle, pensait le fiancé de Tamara.

     À la fois compacte et fluide, elle les soutenait, les avait littéralement sauvés, mais son cours les conduisait vers une destination totalement inconnue.

     Si encore ils avaient pu y voir clair.

     Mais la nuit était totale au fond du gouffre. En levant les yeux Luc, comme Ernest, pouvait apercevoir la hauteur des monts. C’était vraiment effrayant.

     Deux falaises à peu près à pic, s’élevant à plusieurs milliers de mètres, se faisaient face, formant le val. Là-haut, c’était la nuit, mais une nuit normale du cosmos, une nuit où on apercevait les étoiles.

     En bas, maintenant qu’il n’y avait plus la vague clarté diffusée par les afôôgh, c’était le noir total.

     Et les deux cosmonautes étaient sur ce terrain mouvant, qu’on eût juré vivant ainsi que le disait Ernest, et qui continuait immuablement sa course.

     Soudain, Luc entendit Ernest faire une curieuse réflexion :

     – Je crois que je regrette Dorothée encore plus que le reste…

     Une fraction de seconde, il se sentit angoissé.

     Le brave gars perdait-il la tête ?

     Dans une telle situation, après de pareilles aventures, il faut avouer que cela ne semblait nullement impossible.

     Luc racla un peu sa gorge et demanda :

     – Qu’est-ce que ça signifie, Ernest ? Qui est Dorothée ?

     La sérénité d’Ernest le rassura :

     – C’est vrai… je ne vous ai pas dit… C’est la plante… Enfin, le bégonia, ou je ne sais trop quoi, qu’on a cueilli sur la première planète. La plante-médium… J’en avais sauvé une et puis… ces sacrés poissons à l’acide me l’ont rongée avec le reste…

     Luc fit écho à ses regrets :

     – Oui… Une plante qui entend… et qui répète mentalement, qui influe sur le cerveau… Quel dommage !…

     Ils glissaient, dans le noir, entre les rives immenses.

     Leur seul point de repère était le ciel, là-haut. Très haut. Ils pouvaient toujours apercevoir une très étroite fraction de la voûte cosmique et c’était d’après cela qu’ils se rendaient compte du mouvement de leur vecteur, le torrent compact et tiède.

     Mais derrière eux, de part et d’autre, et devant, surtout devant, c’était noir, d’un noir absolu, effrayant comme une bouche infernale.

     Ernest allait soudain dire quelque chose.

     Un « chut » autoritaire de Luc Delta le fit taire.

     Et Luc soufflait :

     – Couche-toi !… Ne bouge pas I… Et silence surtout !…

     Jusqu’alors, la vallée avait été parfaitement silencieuse. On ne distinguait rien et c’était le calme épouvantable de la montagne, où rien ne vivait, excepté les étranges poissons d’atmosphère, corrosifs comme les plus dangereux reptiles.

     Tous deux, aplatis sur la masse inégale, qui cédait doucement sous le poids de leurs corps, sans se crever, comme s’ils avaient été de légers baigneurs de plastique sur la mousse d’une eau de lessive, ils distinguaient maintenant une clarté, en avant d’eux.

     Lentement, le torrent les emportait.

     Des voix résonnaient, à travers la vallée nocturne.

     Luc se posait mille questions. Il songeait à l’inconnue qui lui avait parlé, à bord du cône, qui avait suscité la très brève vision d’une Tamara déifiée, et enfin qui avait déclaré vouloir les détruire.

     Luc l’avait devancée de très peu, il avait fait sauter son engin et avait fui, en compagnie d’Ernest.

     Ainsi, l’ennemi était bien là, sur Faô.

     Mais ces gens, qui étaient-ils ?

     Et puis, après un nouveau coude de la vallée, le torrent continuant inexorablement sa lancée, Luc Delta et Ernest aperçurent le cortège.

     Des hommes marchaient, lentement, lourdement, la tête baissée.

     Demi-nus, ils portaient tous, sur le front, une sorte de bandeau, agrémenté de deux plaques noires jouxtant les tempes.

     Tous avaient le crâne incliné, tous étaient tondus, mais généralement mal rasés.

     Ils avançaient comme des bêtes, les yeux au sol, avec une allure d’abrutis parfaits.

     Pourtant, ils semblaient tous jeunes, et solidement bâtis. Mais aucun n’exhalait cette impression sympathique qui est l’aura normale de l’humain.

     Mais ils n’étaient pas seuls. On les gardait, on les guidait.

     Et leurs gardiens étaient des femmes. Des femmes en uniforme, exactement les guerrières de Faô, celles que Luc Delta pouvait s’attendre à rencontrer sur une telle planète.

     Armées, et fouets en main, plusieurs d’entre elles menaient le troupeau. D’autres, en petit groupe formé militairement, formaient l’arrière-garde. Elles devisaient entre elles, mais aucun homme ne parlait.

     – Des esclaves, souffla Ernest.

     Luc en avait la respiration coupée. Que signifiait ceci ?

     Une femme en uniforme avançait entre les esclaves et le groupe final.

     Elle portait, en bandoulière, un appareil cubique, de métal, qu’elle paraissait régler tout en marchant. Cette boîte émettait de petites lueurs. Parfois des étincelles.

     La technicienne, très absorbée, avançait, soucieuse de son travail.

     Et les hommes défilaient, sinistres avec leurs bandeaux abêtissants.

     – On dirait qu’ils ont des œillères, comme les chevaux de la planète Terre… enfin… il y a deux cents ans !

     D’un claquement de langue, Luc Delta fit taire Ernest.

     Les gardiennes tenaient, les unes et les autres, des flambeaux, sans doute à pile atomique, qui jetaient une clarté funèbre, crue et dansante, et faisaient ainsi sortir de l’ombre totale cette fantastique théorie dont on ne pouvait jurer qu’elle fût humaine.

     Luc, un instant, s’était même interrogé.

     N’était-ce pas là une hallucination ? Un mirage de cette planète inconnue ?

     Ne voyait-il pas, en compagnie d’Ernest, quelque vision du passé ?

     Mais non, il entendait des voix, il distinguait même, par instants, le souffle des hommes massifs et sans doute très las.

     De temps en temps, l’un d’eux flanchait, faisant un faux pas, trébuchant, peut-être accablé d’un manque de sommeil après une journée de terrible labeur.

     Alors un fouet sifflait. L’homme, frappé par la lanière, se redressait vaguement mais, sans jamais lever les yeux, gardant la tête courbée, il repartait, et aucun de ses compagnons ne bronchait.

     Dans le fond du torrent, Luc et Ernest, aplatis sur la masse tiède, glissaient en regardant défiler ces êtres de cauchemar.

     Et puis la vallée tourna encore. Les derniers membres du défilé, les guerrières de l’arrière-garde, disparurent après les esclaves et les guides.

     Luc Delta se retrouva dans les ténèbres.

     – J’ai rêvé ? demanda Ernest, tout haut.

     – Non, tu n’as pas rêvé, j’ai vu comme toi ?

     – Alors ?

     Et Luc ne répondit plus. Il était si fatigué, lui aussi.

     Il sentit qu’il s’endormait, lutta un instant, finit par sombrer.

     Quand il ouvrit les yeux, les deux soleils étaient déjà haut dans le ciel.

     Luc se dressa sur son séant et vit Ernest, un Ernest en haillons, sale, hirsute, avec une barbe de deux jours, mais un bon sourire.

     – Ernest… Où sommes-nous ?

     – Hors de cette sacrée vallée du diable… On a passé tout à coup sous un tunnel. Vous dormiez et je n’ai pas voulu vous réveiller. Je me suis dit « tant mieux pour lui ». Et puis, voyez, tout à coup, le torrent a débouché par ici…

     – Une plaine… Et là-bas… La mer !…

     – Oui. Je vous ai tiré par les pieds. Vous ronfliez tellement que vous n’avez rien senti…

     – Le fait est…

     – Parce que… mais regardez par-là !… Luc obéit et frémit.

     À cent mètres du point où ils se trouvaient, sur les contreforts de la chaîne montagneuse, on voyait le singulier torrent, avec son fluide compact et mousseux, d’une tonalité grisâtre, qui s’engouffrait dans un entonnoir naturel géant, formant un maelström horrifique, dégageant d’énormes vapeurs qui montaient vers le ciel.

     – Si nous ne nous étions pas sortis de là… on finissait dans ce bouillon…

     La main virile de Luc broya l’épaule du mécanélec.

     – Brave Ernest. Comment te dire ?…

     Il se tut. Parce qu’Ernest montrait quelque chose, quelque chose qui avançait sur le lit du torrent, lequel formait exactement comme un trottoir roulant.

     Et le mécanélec exultait. Et Luc, soudain joyeux, partagea sa satisfaction. Lentement, marchant vers le gouffre, le torrent-trottoir apportait des objets épars, qu’il reconnaissait bien.

     – Des fragments de nos scaphandres… Des armes… des instruments !

     Et Ernest, extasié, s’écria, en bondissant vers l’étrange torrent :

     – Et Dorothée !

    

    

    

 

    

CHAPITRE XII

    

 

     Majestueusement, l’étrange fleuve avançait maintenant en plaine, débouchant en effet d’une sorte de caverne s’ouvrant au flanc de la montagne.

     Luc Delta regardait cette masse tourmentée, mousseuse, flasque et cependant compacte. Pas une goutte d’eau n’apparaissait. Tout demeurait conglomérat grisâtre, mais fluidique, et allait s’engouffrer dans l’immense entonnoir qui creusait le sol un peu plus avant, en direction de la mer qu’il découvrait à moins d’un mille.

     Maintenant, Luc et Ernest couraient sur la rive.

     Connaissant la nature de ce bizarre tapis mouvant, ils s’y engagèrent, sentirent que cela enfonçait légèrement sous leur poids, mais sans crever, sans faiblir.

     Ainsi, ils parvinrent rapidement à l’endroit où ils avaient repéré certains débris, qu’ils glanèrent prestement.

    Lestés de ce butin, riant d’énervement, mais heureux, ils se hâtèrent de sauter de nouveau sur la berge, sur la terre ferme.

     Et, à l’abri d’un rocher qui faisait un peu d’ombre, une ombre double car elle émanait des deux soleils, ils firent le bilan.

     Dorothée d’abord, qui semblait un peu flétrie, mais qu’Ernest espérait bien revigorer. Puis les éléments épars de leurs ceintures-arsenaux.

     Il était hors de doute que les scaphandres, attaqués par les mystérieux afôôgh, avaient été rongés par le suc corrosif.

     D’ailleurs, après la masse même de plastique constituant la ceinture proprement dite, adhéraient des débris de nylon blindé.

     – Incroyable, dit Luc Delta. Même le nylon blindé, en dépit de sa résistance, a été attaqué, déchiré. Ces bestioles sont de terribles dangers. Si nous ne nous étions pas ainsi déshabillés en plein vol…

     Il frissonna et Ernest fit la grimace.

     Ils portaient, dans leur chair, en plusieurs points, de cruelles brûlures, et cela les cuisait encore.

     Mais ils s’étaient délivrés à temps des afôôgh.

     Ils n’avaient d’ailleurs pas retrouvé les deux scaphandres entiers. L’un d’eux semblait avoir été totalement détruit. Ou bien il était tombé quelque part sur la berge du torrent compact.

     Par contre, un fulgurant, et un appareil de lévitation semblaient à peu près intacts.

     Ernest, en une seconde incursion sur le fleuve massif, récupéra encore des sachets de vitamines, une boussole cosmique et ils songèrent à ce qu’ils pouvaient faire avec tout cela.

     Luc Delta essaya la ceinture récupérée, fit fonctionner le système d’annulation des gravitons.

     Le résultat fut parfait. Luc s’enleva et commença à voltiger au-dessus de la tête d’Ernest, ravi.

     Luc redescendit, rejoignit son compagnon :

     – Très gentil, tout cela, mais un seul d’entre nous peut s’envoler.

     – Bon, fit Ernest, c’est mieux que rien. En attendant, si on avalait quelques pastilles ? Je sens que j’ai besoin de vitamines.

     – Oui, mais pas une goutte d’eau. Et ce n’est pas à ce drôle de fleuve que nous pouvons nous abreuver.

     Ernest proposa de ceindre l’appareil de lévitation et d’aller à la découverte.

     Luc répugnait à lui laisser affronter de nouveaux périls, mais il dut s’y résigner.

     Il regarda donc Ernest qui, tel un énorme coléoptère, zigzaguait, à dix ou douze mètres du sol, en direction de la mer.

    On ne voyait aucun nuage d’afôôgh. Luc pensa d’ailleurs qu’ils n’habitaient peut-être que les montagnes, ou bien que le grand jour ne leur convenait pas.

     Ernest n’était plus qu’un point au lointain. Luc, seul, ne songeait guère à dormir.

     Il pensait, naturellement, à Tamara.

     Captive quelque part sur Faô, sur cette planète pas comme les autres.

     Et aux moyens de la rejoindre, de la délivrer. Ensuite…

     Comment repartir ? Il avait de lui-même fait sauter le cône. Et s’il ne s’était pas résolu à le faire, l’ennemie inconnue s’en serait chargée.

     Avec cette circonstance aggravante qu’à l’heure actuelle, il y aurait quelques heures qu’il ne serait plus question, ni de Luc Delta, ni du courageux Ernest.

     Il avala tout de même une pastille, sans eau, pour se doper. Puis il examina le fulgurant à inframauve.

     Il avait voulu qu’Ernest l’emmenât. Mais le mécanélec lui avait fait observer que, puisqu’on ne disposait plus que d’une seule arme, autant la garder, lui, Luc. Ernest, de son côté, disposant d’un autre moyen pour échapper à un ennemi éventuel : la lévitation artificielle.

     – Si on m’attaque, je vole de plus en plus haut, alors…

     Luc essaya l’arme contre un roc et eut la satisfaction de voir qu’il lui était loisible, non seulement de détruire, de désintégrer à distance, mais encore, ce qui rendait les fulgurants inframauves extrêmement précieux de limiter le champ d’action du rayon. Ainsi, on pouvait au besoin dissocier automatiquement une arme entre les mains d’un ennemi, ce qui permettait de le désarmer, de le réduire à l’impuissance, sans lui faire le moindre mal.

     Et puis Luc fut traversé par une idée bizarre.

     Seul, assailli de tant de soucis, il pouvait, tout naturellement, sombrer dans une sorte de rêverie assez morose.

     Le paysage était hostile, menaçant. Le double soleil tapait dur et la chaleur devenait insoutenable.

     Luc, assis derrière son roc, dans les lambeaux de sa combinaison de dessous, demeurait aux aguets, craignant sans cesse d’être surpris, évoquant les mystères de Faô, cette planète dont il ne connaissait encore guère que le nom, et les redoutables poissons d’air, et ces hommes-esclaves, passifs et mornes tels des bœufs à l’attelage, menés par des femmes jeunes, visiblement vives et dénuées de tendresse à leur égard.

     Mais la pensée se faisait jour en lui, s’implantait…

     Tout à coup, il eut une sourde exclamation :

     – Je comprends !… Je crois comprendre !…

     Se souvenant de ce qui s’était passé antérieurement, il prit Dorothée, dont les fleurs rouges paraissaient assez malades, et mit la fleur hors de l’abri du rocher.

     En plein soleil.

     Et lui-même, sans souci des rayons qui brûlaient son corps mal protégé par les haillons, il demeura là, le menton dans les mains, allongé sur le sol rocailleux, semblant fasciné par la plante-perroquet. (Ernest dixit)

Lorsque, voletant et tressautant dans l’atmosphère, le mécanélec revint, deux heures environ après, il trouva Luc très excité, ne tenant pas en place.

     – Eh bien ? Du neuf ?

     – Oui. Et du formidable ; grâce à ta chère Dorothée… Mais elle meurt de soif. As-tu trouvé de l’eau potable ?

     Ernest se mit à rire, tout en détachant la ceinture anti-gravitons.

     – De l’eau… Autant qu’on en veut ! Pas difficile d’ailleurs. Parce qu’ici, si les fleuves sont des masses de boue ou de je ne sais quoi, la mer est douce. Goûtez-moi ça…

     Il avait emmené une petite gourde récupérée avec le reste. Luc avala quelques gorgées avec plaisir et arrosa Dorothée avec ce qui restait.

     Puis il mit Ernest au courant des révélations de la fleur.

     Une fois encore, Dorothée avait parlé. C’est-à-dire que, mentalement elle avait insufflé, sous l’action de la chaleur, les pensées enregistrées selon un mécanisme inconnu de son système nerveux particulier.

     – Place-la en plein soleil. Allonge-toi près d’elle. Et écoute…

     Un quart d’heure après, Ernest, émerveillé, s’écriait :

     – Mais pourquoi ?… Mais comment ?…

     – Je pense, dit Luc Delta, que ces plantes fantastiques réagissent, non pas exactement à la parole comme je l’ai cru d’abord, mais plus exactement à la pensée intense. Évidemment, cela, dans certains cas, peut se traduire par l’enregistrement exact des mots correspondants. Ainsi avons-nous, sur la première planète, fini par glaner un ensemble de pensées qui nous ont permis de venir jusqu’à Faô.

     – Mais maintenant… ce qu’elle… raconte… ou plutôt émet, faisant de la télépathie quand elle est soumise à l’action photonique ?

     – Je crois que tout cela se produit un peu au hasard puisque, évidemment, comme tous ses congénères, ta chère Dorothée ne possède pas d’intelligence, du moins au sens où nous, humanoïdes, pouvons l’entendre. Mais elle capte, çà et là, des pensées aiguës. Hier, cette nuit, alors que nous dérivions sur le torrent compact, alors que le cortège des esclaves défilait, Dorothée a saisi au passage une pensée plus forte que les autres, celle de cette guerrière qui portait un appareil métallique en bandoulière, et semblait occupée à le faire fonctionner…

     – Alors, si je pige bien, c’est grâce à ce truc-là, un émetteur d’ondes spéciales, que les hommes de Faô, tous les mâles, sont aussi soumis et réduits en esclavage ? Ça ne tient pas debout. Tenir des gars en laisse par radio…

     – Tu oublies ces bandeaux qu’ils portent sur le front, ces sortes d’œillères. Ce sont sans doute des récepteurs. Comment sont-ils constitués ? Il est vraisemblable qu’un système d’électrodes implantés dans leurs crânes, transmet les ordres, ou simplement l’impulsion radionique, jusqu’à leurs cerveaux.

     Ernest était suffoqué. .

     – C’est à peine croyable… cependant Dorothée est formelle. J’ai déchiffré petit à petit son émission, qui faisait naître des idées, des mots, des images dans mon esprit. J’ai revu la fille en question, avec son machin de métal. Pas d’erreur… elle n’avait qu’une idée, maintenir l’ordre, garder les hommes en soumission totale…

     – Des ondes annihilant la volonté, sans doute. Et de surcroît, conçues de telle façon qu’elles atteignent les cerveaux masculins. Il faut croire que, à Faô, il y a de prestigieux savants…

     – Ben, je dirais même, ajouta Ernest, de prestigieuses savantes…

     Frappé, Luc le regarda :

     – Je crois que tu as raison. Ici, la femme règne. Eh bien ! ce doit être un joli gâchis…

     – Oui, mais ils… non « elles » sont venues jusqu’à notre système solaire. Elles ont kidnappé des femmes dans les trois planètes et…

     Luc serra les poings :

     – Et Tamara !… Mais nous sommes ici, nous aussi ! Nous ne sommes que deux, et nous n’avons pas grand-chose. Seulement nous commençons à comprendre. Et ce n’est pas aujourd’hui que je me laisserai mettre des œillères comme tous ces imbéciles…

     Il tressaillit soudain :

     – Ernest… sais-tu ce que nous pourrions faire ?

     – Mais, dit Ernest, aller jusqu’à la ville… Parce que vous ne m’avez pas laissé raconter…

     – Une ville ? Près d’ici ?

     – À une dizaine de milles. Pas très près de la mer d’ailleurs, de l’autre côté de ces collines que vous voyez près du rivage. Une de ces cités que nous avions repérées…

     – Ouais ! Mais avant, j’ai un plan. Écoute-moi bien…

 

*

     Les deux soleils cognaient dur et les esclaves travaillaient, toujours mornes, toujours passifs moralement.

     La carrière était très vaste, s’ouvrant au flanc de la montagne.

     Les guerrières de Faô allaient et venaient, les unes le fouet en main, stimulant violemment l’ardeur des ouvriers défaillants, d’autres surveillant une énorme excavatrice, dont le conducteur était d’ailleurs une conductrice, les travaux délicats demeurant l’apanage des femmes.

     La formidable machine défonçait littéralement les flancs du mont et le travail des esclaves consistait à arracher ensuite les blocs de pierre, à les trier, à en extirper des fragments que d’autres emmenaient dans des engins évoquant les wagonnets des chantiers de la Terre mais qui fonctionnaient avec des ondes fortes et pouvaient ainsi flotter à plusieurs mètres pour transporter le minerai récupéré et sélectionné.

     Sur le terrain, marchant de long en large, une guerrière, portant un cube métallique en sautoir grâce à une chaîne, palpait les commandes en permanence, dirigeant ainsi les réseaux d’ondes destinés à maintenir les cerveaux des esclaves dans cet état second, où les femmes en faisaient exactement ce qu’elles voulaient.

     Peut-être, amazones ou sirènes, commençaient-elles quelquefois à regretter un monde plus normal.

     Mais l’empire de la dictatrice était tel, sur elles toutes, que les unes et les autres refoulaient en elles toute idée de révolte, même de simple critique, et admettaient qu’après tout la vie était belle pour des femmes qui pouvaient se dire affranchies, à tous les sens du mot.

     La carrière était en pleine activité. On y extrayait un minerai spécial, nécessaire aux expériences des physiciennes de Morgania, sans cesse sur la brèche pour des découvertes nouvelles, pour construire des machines de plus en plus perfectionnées.

     Deux hommes, demi-nus eux aussi, comme les esclaves, mais bien indépendants malgré leur triste état, bien maîtres de leurs pensées, se glissaient aux abords de l’exploitation minière.

     Luc et Ernest avaient, tout bonnement, risqué de remonter ce que le mécanélec appelait toujours le trottoir roulant.

     Ils avaient longuement marché dans les ténèbres, progression difficile sous le tunnel, avec ce plancher qui allait en sens contraire de leur direction et rendait la marche épuisante.

     Enfin, ils avaient retrouvé la vallée, toujours aussi sombre, bien que, là-haut, on aperçût le ciel éclatant de pourpre.

     Regardant avec attention en permanence, redoutant toujours d’apercevoir les terribles poissons corrosifs, les deux garçons s’étaient rapprochés de la rive et n’avaient pas tardé à trouver les traces d’une troupe nombreuse.

     Le cortège était passé par-là, il n’y avait pas de doute.

     Trois heures encore, ils avaient marché, cherchant sans cesse à se dissimuler.

     Mais la montagne semblait silencieuse et vide. Aucun insecte, aucun oiseau. La région était vraiment désespérante.

     Pourtant, d’en haut, la planète avait paru bénéficier d’un climat agréable, mais sans doute les régions les plus aimables devaient-elles être voisines des océans d’eau douce.

     Enfin, Luc et Ernest avaient aperçu le chantier, la vaste carrière où évoluaient les esclaves, tandis que l’excavatrice continuait à éventrer le sol et le sous-sol.

     Ils se coulèrent aussi près que possible, le décor chaotique permettant heureusement d’avancer sans trop de risques d’être aperçus.

     D’ailleurs les sirènes, tout à leur travail, ne songeaient guère aux intrus. Il y avait beau temps que, sous l’impulsion de Morgania, le peuple de Faô avait contré la nature, que les femmes y étaient souveraines, que l’élément masculin n’avait plus guère qu’un rôle bien vil.

     Et, d’autre part, jamais on n’avait entendu dire que Faô ait été attaquée, ou même visitée, par les gens d’un autre monde. Morgania se croyait bien tranquille, et ses sujettes également.

     Certes, la veille, il y avait eu l’incident du petit cône spatial, se faufilant dans l’atmosphère de la planète.

     Mais la terrible créature pensait en avoir eu raison et avait laissé aux afôôgh le soin d’en finir avec les deux téméraires Terriens.

     Et pourtant, ils étaient là. Ils rampaient, guettant le chantier.

     Luc chuchota :

     – Tu la vois, Ernest ?

     – Pigé, Chef. C’est bien cela. Et si Dorothée a raison…

     Ils la voyaient, celle qu’ils cherchaient, debout sur un rocher.

     Attentive à sa mission, elle observait l’ensemble de la carrière, de façon à ce que les esclaves soient sans cesse dans le rayon d’action, d’ailleurs assez limité, du petit appareil dont elle avait la charge.

     Les surveillantes, par ailleurs, avaient la tâche d’interdire aux ouvriers de s’éloigner par trop, afin qu’ils ne puissent échapper aux ondes abêtissantes émises depuis le petit coffret de métal pesant sur la poitrine de la technicienne. Partout les hommes étaient parqués, pour être maintenus sous la domination radionique.

     Si l’un d’eux faisait un écart, un bon coup de fouet le ramenait dans la zone convenable.

     Et c’était pénible à observer, que ces hommes, presque tous jeunes, forts, musclés, agissant comme des choses lourdes et mornes, devant ces créatures qui reniaient leur grâce, leur beauté, leurs propres qualités naturelles de femmes.

     La technicienne avait les doigts sur les commandes, réglant sans cesse les longueurs d’ondes pour maintenir son troupeau à sa merci.

     – Tu vises bien, Ernest. Tu sais tirer ? Tu ne veux pas que je…

     – Non, Chef, faites-moi confiance.

     Il se débarrassa de tout ce qu’il portait et confia même Dorothée à Luc Delta.

     Le fiancé de Tamara s’encombra de tout ce qu’ils avaient pu récupérer sur le fleuve compact.

     Ernest, presque nu, s’empara du fulgurant inframauve.

     – Je t’en prie… Ne la tue pas… Cela, je ne le veux pas !…

     Ernest cligna de l’œil, ne répondit rien, et glissa entre deux rocs.

     Le chantier semblait en pleine action. Une véritable ruche, où dominait le grondement de l’excavatrice.

     Invisible à toutes les guerrières, le mécanélec épaulait, prenait la technicienne des ondes diaboliques dans sa ligne de mire.

     Il y eut soudain un petit éclair d’un mauve éclatant.

     Sur le chantier, on ne comprit pas. Pas tout de suite.

     La technicienne, blême, claquait des dents.

     L’appareil venait d’éclater littéralement mais sans la blesser, comme s’il s’était désintégré contre sa poitrine.

     En fait, Ernest venait de le détruire, réglant si minutieusement le rayon de l’inframauve que le corps de la femme n’avait pas été touché.

     Aussitôt, il y eut un flottement, dans l’ensemble du troupeau.

     Les hommes relevaient la tête. Ils semblaient, les uns et les autres, interrompant leur dur labeur, sortir d’un long sommeil, prenant soudain une attitude toute différente.

     Quelques-uns commencèrent à ôter les casques-œillères, les casques à ondes qui en faisaient les jouets de leurs compagnes naturelles.

     Et c’est ainsi, devant les guerrières horrifiées, que commença la grande révolte de Faô…

    

    

    

 

    

CHAPITRE XIII

    

 

     Béliane… sais-tu ce qui se passe ?

     Dans la chambre magnifiquement meublée, Tamara, inquiète, s’étonnait d’un certain tumulte, de cris, de bruits divers, qui lui semblaient venir, au-delà des jardins suspendus, du quartier des usines, là-bas, de l’autre côté de la cité de Faô.

     La délicieuse petite fille avoua qu’elle ne savait rien, mais que, effectivement, on disait au palais que des troubles avaient éclaté.

     Des troubles ?

     Béliane, souriant gentiment, assura n’en pas savoir davantage et Tamara, qui commençait à la connaître, pensait qu’elle ne mentait pas.

     Elle n’avait plus revu Morgania.

     Dans l’appartement qui lui était réservé, elle était servie, non seulement par l’exquise enfant, mais aussi par plusieurs jeunes femmes, aussi belles les unes que les autres, et qui étaient aux petits soins pour elle.

     Depuis son incursion au temple-laboratoire, et les singuliers propos de Morgania, Tamara avait beaucoup réfléchi, et fort peu dormi.

     Que signifiait tout cela ?

     Elle savait, et en éprouvait une répulsion atroce, que la dictatrice avait commencé, après une révolte féminine sur Faô, à mettre ses projets à exécution, en asservissant les hommes de la planète.

     Morgania lui avait expliqué le procédé du casque à ondes, ce bandeau à œillères, qui maintenait les mâles en servitude, et, quelquefois, à leur gré, les femmes les amenaient jusqu’à elles, dans des conditions infamantes.

     Le dégoût et l’horreur se partageaient l’âme de Tamara.

     Morgania, bien sûr, était une grande physicienne et s’entourait d’une équipe qui eût fait envie à tous les congrès scientifiques de la galaxie.

    Mais elle offrait, en vérité, un cas assez banal de refoulement. Laide et contrefaite, elle haïssait l’homme, sans doute à cause de dédains renouvelés. Elle avait su enflammer l’âme de plus d’une de ses compagnes et, la science aidant, avait réussi le tour de force de faire dominer un monde uniquement par les femmes.

     Ses prestigieuses réalisations que Tamara ne pouvait nier achevaient de lui faire croire qu’elle porterait le flambeau de cette ridicule théorie dans le cosmos entier.

     Mais, en attendant, elle prétendait conférer l’immortalité à celle qui devrait succéder à la dictatrice, et régner sur l’univers.

     Comment échapper à cette démence ? Tamara s’obstinait à croire que, parmi toutes ces femmes, il y en aurait une, voire plusieurs, qui finiraient par secouer un tel joug, par vouloir revenir à la norme.

     Il y avait évidemment peu de temps que durait le règne de Morgania.

     – Non… cela ne se maintiendra pas. Mais en attendant, je suis sa prisonnière…

     Immortelle…

     Qu’est-ce que cela signifiait ?

     Aucune science, si prodigieuse soit-elle, ne pouvait aller jusque-là. C’était du domaine du conte, de l’utopie.

     Seulement Tamara redoutait les folles expériences de Morgania, capable d’aller jusqu’au bout, trop sûre de réussir.

     N’avait-elle pas domestiqué l’éther, l’électricité pure, ce fluide mystérieux qui arrêtait depuis toujours les hommes à sa frontière, l’électron, la particule suprême, mais qui était encore une particule, ne vécut-elle qu’un milliardième de seconde. Une particule qui était « quelque chose ».

     Morgania, réellement, pouvait-elle aller plus loin ?

     Et, détail horrifique, y amener Tamara ?

     Dans les jardins, la vie eût été exquise pour une fille sans amour.

     Ses compagnes cherchaient à la distraire et les oiseaux-papillons, pour la plupart apprivoisés, venaient pépier autour d’elle, parmi les fontaines enchantées, lors de charmantes collations.

     Tout cela demeurait, pour Tamara, le mensonge d’une prison dorée et, par ce beau matin irradié des deux soleils, elle s’interrogeait sur le vacarme venant de la cité.

     De la terrasse, elle cherchait à voir.

     Il lui sembla que, là-bas, des incendies éclataient, qu’un métro monorail demeurait en panne, sur son support, que des foules s’amassaient…

     – Prépare-toi, Divine !…

     Béliane venait s’agenouiller devant elle :

     – Qu’y a-t-il ?

     – Morgania désire te voir…

     Tamara eut froid au cœur.

     Cette entrevue, elle la redoutait. Que voulait encore lui confier l’infernale dictatrice de Faô.

     Une seconde, elle songea à résister, à fuir. Mais pouvait-elle oublier qu’une fois déjà…

     Courageuse, elle tenta de se dominer :

     – C’est bien. Conduis-moi.

     Elles quittèrent l’appartement par le moyen habituel, à travers le mur désintégré, alors que des rumeurs de plus en plus précises leur parvenaient par-delà les jardins.

     Cependant, Tamara avait remarqué que, cette fois, on ne lui faisait pas endosser une tenue de laboratoire.

     Elle se retrouva, dans la cabine translatrice, toujours vêtue d’une robe à l’antique terrienne, blanche, qu’on lui avait attribuée. Seulement, cette fois, Béliane demeura dans cette sorte de salon alors qu’un panneau se désintégrait.

     – Tu ne m’accompagnes pas ?

     – Non, Divine. Tu dois aller seule.

     Elle s’était déjà accoutumée à Béliane et l’aimait beaucoup. Sans cette délicieuse petite compagne, elle se sentait encore plus malheureuse, plus désarmée.

     Elle songea à lui dire quelque chose, mais se retint.

     Morgania la voyait, l’écoutait.

     Tamara se contenta de saisir la main de la jeune fille, la serra avec émotion et, bravement, elle passa le seuil.

     Silencieusement, mystérieusement, le panneau se reformait derrière elle.

Tamara se trouva seule, dans une sorte de crypte, composée de nombreux panneaux d’une éblouissante blancheur qui, s’arrondissant gracieusement, se réunissaient en un point zénith au-dessus de sa tête.

     Maintenant, impossible de dire par où elle était venue. Tout semblait uniforme, brillant, irradiant d’une lumière vive, dont on ne pouvait deviner la source.

     – Je te salue, Divine !

     – Morgania… murmura la fiancée de Luc Delta.

     – Oui, Morgania. Je te regarde… Oh ! ne cherche pas, je ne suis pas près de toi, je reste dans mon laboratoire, d’où je vais diriger l’expérience décisive…

     – L’expér

     Tamara frémit. L’expérience décisive ?

     Elle râla, elle hurla :

     – L’immortalité !… Non ! Je ne veux pas !…

     – Je t’en supplie, toi la plus belle, la plus noble, accepte de ton plein gré… Ton règne n’aura pas de fin…

     Tamara tournait dans la crypte blanche, comme une lionne en cage.

     – Mais tout cela est fou, sacrilège… blasphématoire si ce n’était grotesque… Qui peut devenir immortel ? Et comment pourrait-on ?…

     – Daigne m’écouter, Divine. Je veux t’expliquer…

     Tamara songea qu’elle devrait subir encore les discours de la folle, mais elle n’avait pas le choix.

     Elle s’abattit contre la cloison, se laissa glisser au plancher et là, les genoux ramenés contre elle, s’enferma dans un silence farouche.

     Morgania chuchotait, dans d’invisibles micros :

     – Je t’ai dit que je régnais sur l’éther… plus loin que l’atome. Je me répète, mais tu dois saisir la vérité. Ce fluide, qui a transporté l’astronef noir de ton système solaire jusqu’au Phénix, à Faô, cette force si prodigieuse qu’elle m’effraye moi-même, transmute et transporte à la fois, me comprends-tu ? Tout cela s’accomplit en un temps d’une brièveté exceptionnelle. Aucun navire, à la vitesse luminique, ou même en plongée subspatiale, ne peut égaler une telle allure. C’est rigoureusement instantané.

     Tamara eût bien posé des questions, mais elle s’était résolue à ne rien dire, à ne pas donner à Morgania la satisfaction de savoir que sa curiosité était malgré tout éveillée.

     – Divine… les choses vont ainsi, selon ma volonté. Les êtres aussi. Et j’ai voyagé, moi aussi, par ce moyen. J’ai alors constaté quelque chose. D’autres, parmi mes sirènes, l’ont constaté également. Il faut plusieurs tentatives pour y parvenir, mais on finit par saisir… ce qui semble alors très insolite. Il y a un moment — dois-je dire un moment, puisqu’alors les mesures de temps et le temps lui-même sont abolis — où l’être transmuté est totalement fluide, il est l’éther lui-même, entre, ne disons pas l’instant, mais le point où il est et celui où il sera. Je pense que tu réalises cela ?

     Oui, Tamara croyait comprendre, mais elle ne disait rien.

     – Ensuite, reprit Morgania, j’ai étudié la question. Et j’ai été amenée à penser, avec mes principales collaboratrices, qu’un être, au lieu de passer par cet état, mais qui y demeurerait, atteindrait l’éternité. Donc serait immortel.

     Tamara se mordait les poignets.

     Folle ? Ou femme d’un génie jamais égalé dans la galaxie ? Qui était donc Morgania ?

     – Imagine ! reprenait la dictatrice. Une femme… car je réserve ce sort merveilleux à une femme, seule digne d’y parvenir. Installée, une fois pour toute dans cette immobilité supérieure, dominant l’univers, y dictant sa loi…

     Tamara, malgré ses résolutions, cria :

     – Que ne vous rendez-vous immortelle, Morgania !…

     Il y eut un petit silence. Puis la voix reprit, un peu chevrotante comme cela lui arrivait parfois :

     – Je ne puis… Je ne suis pas belle…je suis déjà vieille et malade et mon organisme ne supporterait pas l’expérience. Je ne veux pas mourir ainsi, inutilement. Tandis que toi, toi que j’ai choisie quand j’ai vu le film idiot tourné pour la publicité, toi, si magnifique, toi qui as montré ici même ton intelligence et ton courage, n’étais-tu pas l’idéale ? Je t’ai cherchée à Paris. Je t’ai enlevée, avec mes pendules fluidiques, amenée jusqu’à mon astronef et, de là, j’ai pu ramener mes forces du Martervénux à Faô. Aucune de mes prisonnières ne te valait et pourtant j’en ai glané quelques-unes, à travers l’univers…

     Tamara jetait des regards affolés autour d’elle.

     Mais elle ne voyait que les pans multiples de la crypte éblouissante et, au-dessus d’elle, cette réunion des semi-ogives, comme en un cauchemar immaculé.

     – Tu devais savoir… dit encore Morgania.

     Tamara se leva d’un bond, et très droite, elle cria :

     – Je refuse, Morgania.

     – Malgré toi, tu seras immortelle. Tamara tapa du pied avec colère :

     – Sottise !… Même si vous réussissiez, ce que je ne puis croire, je serais encore moi-même. Et ma loi serait de vous haïr, de vous contrer en toutes choses… Je redeviendrais celle que je veux être : une femme.

     Il y eut, dans le micro, un petit rire méchant, un peu mélancolique aussi :

– Des mots, belle Tamara. Divinisée, immortalisée toute vivante, tu seras une autre… Tu égaleras la Créatrice, la Femme Unique qui enfanta le monde… Tamara, je t’adore, comme toutes les femmes t’adoreront dans les mondes futurs… Je t’adore au sens sacré, au sens religieux du mot. Moi, je périrai, mais en te bénissant…

     Tamara, folle d’épouvante, se jeta au hasard, contre la paroi.

     Elle ne l’atteignit pas.

     Une force invisible la saisissait, la maintenait sur place. Et les pans de la crypte se mirent à tourner à une vitesse folle, autour d’elle, qui semblait le vivant pivot de ce carrousel fantastique.

     Et Tamara, une Tamara transcendantale, se sentit plus légère et, parallèlement, plus grande, plus audacieuse, tandis qu’un orgueil insensé, inconnu d’elle, naissait dans son âme.

     Elle s’étendait, elle triomphait, elle ne savait pas dans quel monde elle passait soudain.

     Elle vit le palais, le laboratoire, Morgania, Béliane, toutes les sirènes de Faô, leurs esclaves, les villes, les océans, les monts, la planète tout entière…

     Le soleil double et les autres soleils de la constellation du Phénix.

     Des soleils et des soleils, des constellations et des galaxies.

     Le cosmos…

     Plus que le Cosmos.

     Tamara-Déesse, Tamara-Créatrice, Tamara-Infinie, rendue folle par la diabolique machine, ne savait plus où était la frontière de la vie et de la mort, du réel et de l’onirique dans lequel elle pénétrait avec une incroyable aisance.

     Tamara-Dieu s’élevait, s’élevait encore.

     Elle daigna abaisser ses yeux au-dessous d’elle.

     Parmi les nébuleuses et les quasars, les galaxies et les étoiles sans nombre, elle regarda une planète quelconque d’où cependant venait de s’accomplir le miracle.

     Faô.

     Faô où Morgania et ses sirènes, ses amazones, ses guerrières, renversant les lois humaines et divines, avaient depuis peu cérébralement émasculé leurs compagnons naturels.

     Faô où, sous l’impulsion de deux gars venus d’une autre planète très lointaine, la Terre, les hommes, en train de se libérer, se révoltaient, bouleversaient l’ordre infernal établi par Morgania, tandis que plus d’une femme, respirant de pouvoir donner libre cours aux élans de son cœur, se mutinait à son tour et, se jetant dans les bras de celui qu’elle retrouvait, criait sa haine et son mépris à la dictatrice et à ses satellites.

     Faô où deux garçons courageux étaient occupés à remettre les choses en équilibre.

     De la ville en pleine perturbation, des usines, des chantiers, des ateliers, de partout, un peuple qui voyait tomber ses chaînes se ruait vers le palais-temple où régnait le monstre Morgania.

     La déesse reconnut Luc Delta.

     Il allait en avant, muni de son élévateur. Ainsi, voletant devant la troupe, il haranguait les hommes et les femmes, les adjurant de retrouver le sens de la vie vraie. Il leur promettait une délivrance totale. Il leur disait, hurlant à pleine voix, les simples vérités de la vie et de l’amour, le retour à un équilibre tout simple, tout bête, banal et merveilleux.

     Luc Delta volait vers le palais, suivi par une foule délirante.

     La déesse le reconnut et quelque chose se passa en elle.

     Mais, alors que l’homme volant fonçait au-dessus des jardins suspendus des flammes jaillirent de l’immense construction. Des hurlements d’épouvante montèrent de la foule, où les rayons foudroyants de Morgania venaient de faire de terribles ravages.

     Il y eut un certain flottement. Chacun comprenait que Morgania ne s’avouait pas vaincue.

     Et la déesse entendit, au fond d’elle-même, Morgania qui lui soufflait encore ce qu’elle voulait, sa vérité, en un incroyable mensonge :

     – Tu vas venir, te manifester. La Déesse Créatrice, maîtresse de l’univers… Et tous ploieront les genoux. Et les femmes, tes sœurs, t’adoreront, toi seule…

     Luc Delta, fulgurant en main, attaquait le palais, criant des encouragements à la foule que les rayons décimaient.

     Alors une puissance mystérieuse le saisit, en plein vol, et l’entraîna à l’intérieur du palais.

     Tamara-Déesse connaissait cette force, celle des ondes musclées qui l’avaient ravie, elle, lors de sa tentative de fuite.

     Elle réalisa quel péril allait fondre sur lui, et que Morgania, cette fois, voudrait en finir.

     Elle réalisa aussi qu’il était là, qu’il était venu jusqu’à Faô.

     Qu’elle l’aimait.

     Et que l’immortalité, et le rôle de déesse n’était que pacotille en face d’un tel amour.

     Et il y eut, dans l’univers, le grand frisson d’une divinité qui se révolte, qui veut redevenir une femme…

     Morgania, qui dirigeait tout, sur un fauteuil mobile, de son laboratoire, poussa soudain un cri de rage.

     L’expérience stoppait, inexplicablement.

     Dans la crypte immaculée, il n’y avait plus qu’une femme, Tamara.

    

    

 

    

    

CHAPITRE XIV

    

 

     Mais était-ce bien Tamara, la fiancée de Luc Delta, qui se retrouvait dans la crypte, après avoir été, pendant un bref instant, de la race des dieux, par la science de Morgania ?

     Une pauvre fille à demi évanouie, dans sa robe blanche, effondrée sur le sol…

     Pourquoi, dans ce cas, Tamara, exactement à la même fraction de seconde, apparaissait-elle auprès de Luc, de Luc captif, Luc ravi par les ondes fortes, amené dans un cachot du palais-temple, un cachot formant l’intérieur d’un cube de métal, où le captif avait été placé sur une sorte de support circulaire, alors que la totale masse du plancher, du plafond, de la paroi, était parcourue de courants électriques interdisant toute évasion ?

     Luc, extasié dans son malheur, voyait soudain devant lui une Tamara douce et tendre, dont les yeux exprimaient toute la tendresse, tout l’amour qu’elle lui portait, une Tamara de rêve qui venait le consoler dans cet antre inaccessible où l’avait jeté la diabolique dictatrice.

     Simultanément, Morgania, évoluant sur son fauteuil sans pieds, son fauteuil flottant, allant et venant, en proie à un suprême énervement, dans l’immense salle de contrôle, avec ses trois assistantes, voyait se dresser Tamara devant elle.

     Une Tamara combative, sportive, menaçante.

     Une Tamara égale à elle-même, dont le beau visage reflétait une colère sans pareille, une haine inouïe, une Tamara toute de furie et de révolte qui marchait sur Morgania, impressionnante de résolution et d’audace.

     Laquelle était la vraie Tamara ?

     Il n’y avait plus de déesse, plus d’entité infinie, dominant les astres et les galaxies, les planètes et les humanoïdes.

     Y avait-il une Tamara réelle, une Tamara de chair et de sang, une Tamara née sur la planète Terre, amoureuse éperdue de Luc Delta, toujours décidée à devenir sa femme, en dépit des manigances à la fois fantastiques et irraisonnées de la dictatrice de Faô ?

     On pouvait en douter, bien que Tamara, la blanche et magnifique Tamara, venait d’apparaître au beau milieu du laboratoire-sanctuaire, là où les sirènes de Faô, les plus intelligentes, les plus savantes, les plus subtiles, munies des mille et un outils de la science, continuaient à arracher au cosmos ses secrets les plus jalousement gardés depuis que le monde est monde.

     On en eût douté davantage, parmi ceux qui se ruaient à l’assaut de l’antre de Morgania, en apercevant Tamara, toute droite dans sa robe blanche qui venait de se matérialiser, entre les groupes humains et le palais que les jets foudroyants semblaient rendre invulnérable.

     Ernest n’avait jamais rencontré la vedette de « Stellastar », mais il avait, comme tout le monde au Martervénux, vu sa silhouette et ses traits dans les productions publicitaires, sans compter les images de propagande destinées à préparer la carrière de la future grande vedette interplanétaire.

     Il la reconnut donc immédiatement et cria :

     – Tamara… c’est Tamara…

    Parmi les femmes révoltées qui brisaient l’envoûtement de Morgania, plus d’une la reconnut également.

     Et des voix crièrent :

     – La déesse !… La déesse !… Ernest protesta :

     – Mais non !… Une femme !… ce n’est qu’une femme comme les autres…

     À cet instant, Béliane, qui demeurait rêveuse dans l’appartement, songeant à ce qui se passerait si Morgania perdait la partie, si ce peuple soudain survolté réussissait à investir le palais, vit Tamara auprès d’elle, une Tamara pâle, aux cheveux épars, mais qui lui souriait.

     Ainsi donc, six fois, en six endroits différents, Tamara venait de se matérialiser, après avoir effectué un bref voyage à travers l’infini.

     Où était Tamara ?

     Qui était Tamara ?

     Qui suis-je ?

     Quel être humain, cet animal doué de raison, et justement au-dessus de l’animal parce que raisonnable, ne s’est pas posé au moins une fois cette question atroce ?

     Tamara ne savait pas où elle était, ni qui elle était.

     Une souffrance aiguë était la sienne, cette souffrance qui déchire l’âme, cette douleur née d’un chaos intérieur, du déchirement de la personnalité, de la dualité de sentiment, et, chez Tamara, de la multiplicité des sensations et des élans.

     Elle était elle-même, torturée et épuisée, après l’expérience démente qui l’avait jetée hors d’elle-même, magnifiée par l’éther et devenue éther.

     Elle était l’amante éperdue se retrouvant auprès de celui qu’elle aimait, qui était en détresse, captif d’un cercle infernal, et cherchait à l’enlacer étroitement.

     Mais la haine s’opposait à l’amour et elle se ruait vers Morgania, elle tentait, parallèlement, de circonvenir les sirènes du labo et d’exalter la foule mutinée, tandis qu’un dernier réflexe de tendresse la ramenait auprès de la douce Béliane.

     – J’aime et je hais, je veux la libération des êtres et la conversion des égarées… je suis heureuse et j’ai mal… Où suis-je ?

     « Je veux aimer, embrasser, je veux griffer et mordre, je veux parler et chanter ma joie, et crier ma souffrance et pleurer le sort des misérables.

     « Mais je ne puis, mais je ne sais plus. Je m’égare et j’ai peur. Je voudrais m’élever aux sphères heureuses et je plonge dans des abîmes dont nul ne saurait mesurer les vertigineuses horreurs.

     « Toi, mon bonheur, toi qu’un cercle magnétique enchaîne, je voudrais briser ce cercle, mais je me heurte, mais je ne puis…

     « Cette foule… Ah ! ces corps noircis, convulsés, abattus par les redoutables effets électriques, si bien conditionnés par Morgania et ses infernales sirènes… de quelle pitié ne puis-je être capable, en voyant un pareil spectacle… ?

     « Oh ! Morgania, je te hais… Puisses-tu souffrir mille morts, toi qui veux renverser les colonnes de l’équilibre de l’humanité, parce que tu n’es qu’une femme vieille et laide, et que tout ton savoir est le poison qui détruit, après avoir détruit ton propre cœur… »

     Luc, immobilisé dans la chambre de fer, astreint à demeurer sur le support, environné de fluides infranchissables, suant, ensanglanté, regardait celle qui lui apportait tout son amour.

     Ernest, et tout le peuple, soudain enthousiastes, bravaient les feux qui crachaient la mort pour tenter un nouvel assaut contre le temple-palais.

     Béliane suivait Tamara, Tamara qu’elle croyait l’unique, à travers les couloirs, à la recherche de Morgania, de Luc, d’Ernest, de toutes les amazones et de toutes les sirènes auxquelles il fallait parler, crier la vérité de l’amour d’une femme, pour leur redonner le sens de la vie et de l’humanité qu’une folie idéologique leur avait fait perdre.

     Les laborantines, les savantes, abandonnant les télescopes et les scalpels, les plaques de verre et les cyclotrons, les alambics et les formidables dynamos, venaient, dans leurs armures blanches, autour de la déesse-femme qui, au centre de l’immense installation, les attirait à elle.

     Et Morgania, soudain inquiète, consciente du danger qui menaçait sa puissance, cherchait soudain à en finir, à se délivrer de Tamara, de cette Tamara dont elle avait fait l’égal d’un dieu — du moins le croyait-elle — et qui semblait soudain pour elle la plus terrible des ennemies.

    Tandis que Tamara, épuisée, souffrante, se tordait en gémissant sur le plancher de la crypte immaculée.

     C’était un tumulte indescriptible. Certaines des sirènes voulaient poursuivre la lutte, et décimer ce peuple révolté, ces hommes qui prétendaient retrouver leur force et leur dignité, ces femmes qui, renonçant à la supériorité factice offerte par Morgania, voulaient tout à coup se contenter d’être les épouses, les amantes de ces mêmes hommes.

     Mais d’autres, dans les rangs de cette étrange milice, sentant bien que Morgania avait tort, que la réalité était ailleurs, commençaient à faiblir, à écouter la voix de la déesse qui n’était peut-être plus autre chose qu’une femme.

     – J’ai mal. J’ai plus que mal. J’ai peur. J’ai plus que peur.

     « D’amour et de haine, je suis crucifiée.

     « Je veux à la fois aimer, sauver, consoler. Et aussi contrer, lutter, détruire.

     « Tuer peut-être.

     L’épouvante d’une telle pensée… Faut-il donc en finir ainsi avec Morgania ? »

     Dans son ubiquité redoutable, Tamara, présente à la fois en six points différents de Faô, Tamara sextuple, omniprésente, Tamara victime d’une effrayante mutation, sentait le flux des sentiments monter à l’assaut de son âme, son âme qu’elle voulait croire demeurer unique et qui cependant lui semblait si complexe, animée de mouvements étranges et contradictoires, dans leur sublimité.

     Elle voyait à la fois le visage aimé de Luc et les traits haïs de Morgania, la foule des révoltés, trouée de rayons fulgurants qui créaient des sillons de morts, et le peuple des savantes, des blanches amazones, des sirènes de la science, silencieuses, attentives, impressionnantes sous les casques-masques blancs indispensables pour la vie du grand laboratoire.

     Elle voyait Ernest et Béliane, et elle, Tamara, défaite, malheureuse, fragile comme une jeune fille et grande comme l’infini auquel elle avait atteint un très bref instant.

     Que s’était-il donc passé ?

     La déesse engendrée par la science de Morgania, à partir d’un simple organisme féminin, avait retrouvé d’un seul coup sa nature intrinsèque en concevant le péril dans lequel s’était jeté Luc Delta.

     Aussitôt, elle avait rétrogradé, de tout son pouvoir, pour regagner la planète Faô, y retrouver, y délivrer, celui qu’elle aimait, que sa nature pseudo-divine ne pouvait renier.

     Les calculs de Morgania étaient déjoués mais, surtout, la partie purement physique de l’expérience s’en trouvait perturbée de façon irrémédiable.

     Il arrivait ce que Morgania ne pouvait prévoir, un de ces phénomènes surprenants, qui sont provoqués au sein d’une expérience et révèlent les arcanes de la Nature, aux réactions terribles devant les secrets qu’il ne faut pas dévoiler, les bornes qu’il ne faut pas franchir…

     L’audace et l’orgueil de Morgania n’avaient pas prévu la régression volontaire de la femme au sein de la déesse, ni la mutation spontanée qui s’en suivait et qui jetait Tamara à la fois en tous les points où elle devait, où elle souhaitait se trouver.

     Morgania ne sut pas cela tout de suite.

     Elle vit Tamara revenir vers elle, en une apparence simplement charnelle, et elle eut peur, lisant dans ses yeux sa résolution de venir lui demander de terribles comptes.

     Elle fit évoluer son fauteuil, de façon à lui échapper.

     Tout au long de la course du support, la dictatrice, effarée, aperçut sur les divers écrans de télé qui lui montraient à la fois l’intérieur du palais, le temple, la crypte, le labo, les appartements, les cachots, les jardins, les terrasses, les abords, la ville et la planète Faô tout entière, cinq autres fois la robe blanche et les beaux cheveux d’or de celle dont elle avait voulu faire une entité supérieure.

     L’Immortelle avait-elle donc atteint ce stade ? Morgania n’y comprenait goutte, mais la terreur commença à l’envahir.

     Affolée, elle n’eut qu’une pensée.

     Détruire son œuvre.

     Elle avança la main vers une manette. Mais quelqu’un s’interposa :

     – Non, Morgania…

     Stupéfaite, elle vit une de ses assistantes.

     – Tu ne peux toucher à la déesse.

     Les deux autres rejoignaient la première, et Morgania voyait des visages fermés, des yeux sans douceur braqués sur elle.

     – Je veux… gronda-t-elle.

     – Les trois femmes se dressèrent, lui interdirent de toucher aux commandes, devinant ce qu’elle voulait tenter.

     – C’est ridicule, Morgania. On ne touche pas à une Immortelle…

     Morgania, en un éclair, comprit sa propre sottise, et que le piège allait se refermer sur elle.

     – Mes sirènes, mes amazones… commença-t-elle.

     Mais elle s’interrompit. C’était inutile. N’avait-elle pas, de toutes ses forces, subjugué ses compagnes, pour les amener à l’adoration de celle qui devait atteindre à la divinité, régner sur le monde et, après la disparition de Morgania, établir à jamais le culte de la Créatrice de l’Univers, la suprématie féminine sur le cosmos ?

     Elle voulut leur crier :

     – Ce n’est pas une déesse… C’est une femme !… Illusion que tout cela ! Elle n’était que ce que je voulais qu’elle soit…

     Elle chercha bien à le dire mais se rendit compte de l’inanité de telles paroles. Les trois assistantes avançaient sur elle.

     Et l’une montra les écrans :

     – Vois, Morgania. Elle est ici. Et là. Et encore là. Et aussi en cet endroit. Six fois elle, six fois notre idole, notre souveraine, notre déesse… Peux-tu le nier ?

     Sa maigre poitrine oppressée, la dictatrice, épouvantée, fit reculer son fauteuil.

     Et, soudain, elle le lança vers un tableau, si promptement que les trois sirènes ne purent le lui interdire.

     Une étincelle jaillit. Puis ce fut le noir.

     Partout, dans le palais-temple, toutes les lumières s’éteignirent à la fois.

     Mais, en cinq endroits ténébreux, cinq Tamara irradiaient et poursuivaient leur œuvre libératrice…

     Et, sous le soleil double dominant Faô, une autre Tamara guidait le peuple révolté, à l’assaut du bastion de la puissance de Morgania la dictatrice.

    

    

 

    

    

CHAPITRE XV

    

 

     Luc Delta allait et venait, tel un fauve en cage.

     Il avait eu le temps d’étudier la singulière prison où l’avait fait jeter la hargne de Morgania.

     Un cachot pas comme les autres. Un cachot de fer, dont toutes les surfaces étaient parcourues d’un courant non mortel, mais d’une fréquence telle que s’y risquer était absolument impraticable.

     Restait donc le socle central. Là, le prisonnier, sur un étroit espace de trois mètres de diamètre pouvait à son gré se coucher ou se tenir dans toute position qu’il lui convenait de prendre, mais sans se risquer au-delà.

     Il avait eu dès l’abord conscience de son impuissance, du critique d’une telle situation.

     Et puis Tamara était venu le rejoindre.

     Mais le pilote d’essai souffrait mille morts, car c’était, non pas absolument une femme, mais quelque chose comme un fantôme, une figure incertaine, parfois accusée et parfois vague, une forme qui se rapprochait, lui tendait les bras, puis se déformait, devenait tressautante, comme imprécise, comme vue à travers un miroir déformant.

     Tamara partait et revenait, tentait de le rejoindre, lui parlait et refluait de nouveau.

     Était-ce un film, semblable à ceux tournés pour la publicité, et qui avaient fait le renom de Tamara ?

     Ou bien une vision, un phantasme, semblable à l’image géante apparue dans le ciel de Faô, et dont la voix mystérieuse avait déclaré qu’il s’agissait d’une déesse ?

     En fait, ce n’était ni l’un ni l’autre, mais Luc Delta, dans les circonstances présentes, était bien peu capable de deviner la nature réelle d’une pareille Tamara.

     Si Morgania était restée un peu plus longtemps dans son laboratoire, qu’elle avait fui en voyant apparaître une Tamara identique quant aux traits, mais menaçante et terrible, la dictatrice eût constaté, elle aussi, les étranges modifications qui faisaient évoluer la forme extraordinaire prise par la jeune femme.

     Et celle qui apparaissait aux amazones du laboratoire-temple, celle qui exaltait la foule à investir le palais, celle qui soupirait auprès de Béliane, étaient aussi des Tamaras fantastiques, instables, irréelles, changeantes et visiblement appartenant à un monde autre.

     Et la vraie Tamara, celle dont l’être le plus complet, le plus près de la norme, demeurait initialement la captive de la crypte immaculée, demeurait, dans sa lucidité renaissante, suppliciée de sentir en elle des élans controversés, des sentiments contradictoires, et la multiplicité de ses états d’âme, scindés par la grande étincelle, qui la lançaient, amante éperdue, vers Luc, alors que tout le fiel, toute la haine qu’elle éprouvait envers Morgania la poussaient simultanément à chercher à nuire à la savante dictatrice.

     Mais en même temps, Tamara la sage, la raisonnable, voulait faire entendre la voix de la raison à ces sirènes de la science qu’étaient celles du laboratoire. Elle voulait les joindre, les convaincre, leur montrer l’erreur immense dans laquelle elles se vautraient, en y livrant tout un peuple et en menaçant tout un monde.

     Et la courageuse, la sportive, volait au-devant de la foule révoltée.

     Elle rejoignait le brave Ernest, elle était près de toutes ces femmes dont les yeux se dessillaient, de tous ces hommes qui retrouvaient leur dignité virile, de tous ces couples qui se reformaient spontanément, dans le feu du combat, les uns rejetant l’erreur avec dégoût, les autres ouvrant les bras avec bonheur à des compagnes qui n’étaient plus des ennemies dominatrices.

     Tamara la charmante n’avait pas oublié Béliane et elle était aussi près d’elle.

     Cinq êtres différents issus d’un même corps exprimaient donc à la fois, par suite d’une expérience fantastique ayant provoqué une réaction plus fantastique encore, les divers sentiments qui animaient l’âme de Tamara.

     Mais elle souffrait comme une écartelée.

     Tamara, Tamara gémissante, palpitante d’angoisse, se traînait dans la crypte toute blanche d’où Morgania l’avait lancée à l’infini pour lui faire atteindre le stade divin.

     Vengeance terrible d’une Providence qui ne permet pas au savoir humain de franchir certains interdits ! Tamara subissait un supplice effrayant tout en n’étant en fait qu’une victime, la vraie coupable demeurant Morgania.

     Tamara pleurait, suppliait, appelait, menaçait et, dans le torrent de ses pensées, sa sextuple nature provoquait un embrouillamini tel qu’il lui était impossible de s’y reconnaître.

     – … Petite Béliane… comme tu es douce… et comme je te hais…

     Vous toutes… oubliez vos folies… Jetez-vous à l’assaut de ce palais du diable, de cette forteresse de… mon amour… tu es venu… au-delà des années de lumière… Ma haine… Non… Je ne veux pas haïr… je veux la justice, Morgania. Il faut payer vos crimes… Mes amies, mes sœurs… songez à la vie que vous vous préparez… Je t’aime, Luc… Je t’aime dans l’espace comme dans le temps, sous le double soleil de Faô comme sous tous les astres de la galaxie… Sauvez-vous… Arrachez-vous de l’erreur folle… Mettez votre science au service du monde… Je t’aime… Je hais… Je veux la justice… Je veux vivre… Béliane, aide-moi… J’ai mal, je souffre comme une martyre… Ma raison va sombrer…

     C’était un grand monologue d’horreur et de folie, d’amour et de passion, qui devenait de plus en plus incohérent au fur et à mesure que la force normale du cerveau de la vraie Tamara était envahie par les pensées diamétralement opposées de sa nature sextuple.

     C’était aussi, pour ceux qui la voyaient et l’entendaient, Luc, et les filles du labo, et Béliane, et les sirènes du poste de commandement, et Ernest, et toute la foule de Faô, l’impression d’un spectre effarant, tenant des propos décousus, jetant des mots qui se chevauchaient, qui se heurtaient, tandis que l’image de Tamara, dans tous les points où elle s’était rendue visible, devenait de plus en plus floue, évoquant on ne savait quel film déréglé, au déroulement saccadé, naufrageant dans une débauche de lignes et de couleurs monstrueuses.

     Mais la foule, la foule dont on avait brisé les entraves, les hommes des ateliers, des chantiers, des bagnes, tous libérés des casques à œillères, et les femmes, affranchies d’une doctrine démente, tous et toutes, décidés à vaincre, malgré les traits flamboyants jaillissant du palais où certaines fidèles de Morgania résistaient encore, cette humanité qui se régénérait en retrouvant la nature finissait cependant par pénétrer dans l’immonde forteresse…

 

*

     À six cents mètres sous le sol de Faô, après les huit étages de cryptes où Morgania avait pris la succession des anciens rois de la planète pour y installer des réserves formidables, un astrodrome souterrain avait été aménagé.

     Là, trois astronefs noirs, du même type que le grand vaisseau qui avait jeté la terreur sur le Martervénux, mais de plus petites dimensions, demeuraient en permanence, pour le cas éventuel d’une attaque du palais.

     Morgania avait prévu beaucoup de choses.

     Sauf, en dépit de son indiscutable génie, la mutation de Tamara, Tamara refusant la divinité, contrecarrant l’expérience et redescendant sur un sol planétaire, mais curieusement mutilée par multiplication de sa personnalité trop riche et trop passionnée.

     De toute façon, du moins sur Faô, Morgania jugeait la partie perdue.

     Elle avait cédé à la peur, reculant devant cette entité qu’elle avait en quelque sorte créée elle-même.

     Elle avait constaté la révolte de ses propres amazones, le jet irrésistible de la foule, l’issue inévitable de la sédition.

     Avec quelques fidèles sirènes, elle avait finalement gagné l’astrodrome secret.

     Là, une centrale, identique à celle du palais, pouvait suppléer à la première, du moins en ce qui constituait le formidable déploiement d’énergie nécessaire aux grandes mutations-matière-éther, pour le passage fluidique de l’atome constitué, de la particule initiale, jusqu’au non-créé qui existe cependant et demeure la vraie clé de voûte du cosmos.

     Morgania, suivie de huit jeunes femmes portant l’uniforme pourpre, huit seulement (toutes les autres, dans le laboratoire étant subjuguées par l’apparition de Tamara-déesse) prit place sur un des trois astronefs.

     Pas besoin pour ceux-là, d’envol par rampe.

     Il suffisait de produire, sur place, la mutation par annihilation totale de toutes les particules composant tous les électrons de tous les atomes de toutes les matières constituant l’astronef et ceux qu’il portait pour en provoquer le départ.

     Morgania n’avait nullement l’intention d’abandonner la partie.

     Elle évacuait Faô, avec ses dernières amies. Mais elle espérait bien revenir, réattaquer, reformer ses forces sur quelque planète ignorée (non d’elle-même car elle avait prévu un repli). De là, elle saurait bien reprendre en main la majorité des dissidentes. Plus tard, elle récidiverait.

     Mais, momentanément, la sagesse commandait de fuir avant qu’il ne soit trop tard, la sextuple Tamara étant, estimait Morgania, le plus redoutable adversaire qui se soit jamais dressé sur sa route.

     Installée au poste de pilotage du vaisseau noir, flanquée de deux de ses aides, la petite femme maigre, laide, contrefaite, ses yeux étincelants exprimant toute sa fureur, se penchait sur les commandes.

     – Centrale ?

     – Branchée.

     – Dynamo ?

     – Prête.

     Morgania ricana :

     – Au revoir, Divinité… Malgré ton don d’ubiquité, tes fantaisies protéiformes, je te réserve un tour de ma façon… Jette toutes ces idiotes dans les bras des stupides mâles… La Femme doit vaincre et régner… Et tu t’identifieras à la Créatrice Éternelle… À bientôt !

     Aux divers postes du navire, les six autres sirènes attendaient la mutation-lancée.

     Morgania appuya sur un bouton.

     Mais rien ne se produisit.

     Un tremblement convulsif l’agita et elle jeta, avec colère :

     – Qu’est-ce qui ne va pas ? Un contact… ? Un sabotage ?

     Les huit jeunes femmes se précipitèrent sur les contrôles, vérifièrent l’installation et le branchement avec la centrale souterraine.

     – Alors ? demanda Morgania, impatiente.

     Par une télé panoramique, qui reflétait tout ce qui se passait en haut, elle pouvait voir la Déesse-Femme, toujours en six exemplaires, image folle et capricieuse, et d’autant plus impressionnante, consolant Luc, cajolant Béliane, convertissant les sirènes du labo, exaltant toujours la foule, et la cherchant, elle, Morgania, dans le grand poste de commandement où les trois principales assistantes semblaient à sa dévotion.

     Mais une des sirènes accompagnant Morgania trouvait enfin ce qui clochait :

     – Morgania !… Le branchement est correct. Mais la centrale semble dévitalisée. N’as-tu pas, pour l’expérience de déification, utilisé une partie de sa force ? Cela expliquerait…

     – C’est juste, reconnut Morgania. Je voulais tout mettre en œuvre…

     Elle réfléchit quelques instants, puis son visage disgracieux s’éclaira.

     – Notre départ est compromis, si j’use de la seule centrale souterraine. Mais, en récupérant le dynamisme de la centrale d’en haut…

     – La création de la Divine a dû l’épuiser aussi, du moins partiellement !

     – Je le crois. Il me faut donc tenter de récupérer l’énergie nécessaire dans les deux centrales à la fois.

     C’était aisé, même depuis le tableau de commandes de l’astronef.

     Les sirènes fidèles effectuèrent ce nouveau contact. Il parut tout de suite très satisfaisant.

     Morgania réfléchissait qu’elle allait peut-être user totalement les forces énergétiques des deux centrales.

     Mais cela ne risquait que de l’arranger. Premièrement, elle pourrait partir, aller se constituer électriquement là où elle l’aurait choisi.

     Ensuite, du moins pendant un bon moment, les filles du labo seraient incapables de recharger ces accumulateurs titanesques. Ainsi, on ne la poursuivrait pas.

     D’ailleurs, elle pensait bien qu’en raison du fantastique moyen de translation qu’elle allait employer, s’y lancer serait risqué pour tout autre qu’elle-même.

     Le bref dialogue du départ recommença, aussi net, aussi concis.

     Lorsque la seconde assistante eut dit « prête », Morgania appuya encore sur le bouton de déclenchement.

     Une étincelle formidable jaillit.

     Dans la crypte, l’astronef avait disparu.

     Là-haut, au palais-laboratoire-temple, tous et toutes avaient été saisis de terreur.

     Le sol tremblait. Partout, l’atmosphère même semblait embrasée.

     Mais cela ne dura qu’une brève fraction d’instant.

     Beaucoup de ceux de Faô avaient vu, ou cru voir, dans la flamme ultrarapide la silhouette impressionnante d’un astronef noir qui passait sur eux.

     Plus rapide que la rétine, c’était en fait le nerf optique qui, dans les phénomènes de mutation éthérés réussis par Morgania, saisissait des images que l’œil eût été incapable de percevoir.

     Seulement, tous les appareils, toutes les inventions accumulées par Morgania et ses physiciennes avaient été singulièrement perturbés par l’incroyable énergie déployée en un temps aussi succinct, équivalent sensiblement à la durée vitale d’une particule infinitésimale, proche de l’éther absolu où atteignait Morgania.

     Il y eut plus d’un accident, plusieurs personnes furent foudroyées, et bien des engins merveilleux conçus par les savantes sirènes furent détruits.

     Pourtant, parmi ces perturbations multiples, dans le désordre qui succéda à l’envolée du navire de la dictatrice, on constata que cette nouvelle tentative avait provoqué un résultat inattendu.

     Près de Luc, devant la foule, dans le labo, sur la terrasse où se tenait Béliane, et jusque dans le poste de commandement où les trois prétendaient défendre Tamara jusque contre Morgania, l’image adorable avait disparu.

     Ce fut, partout, un grand cri de désespoir.

     Mais la délivrance provoquait, en dépit des victimes, l’allégresse générale. Ernest cherchait Luc et ne tarda pas à le voir délivré de son cachot.

     Les deux gars tombèrent dans les bras l’un de l’autre.

     Seulement, où était Tamara ?

     Avait-elle été volatilisée par l’étincelle monstrueuse ?

     Ce fut Béliane qui, un peu plus tard, dit ce qu’elle savait, et que Tamara avait été enfermée dans la crypte blanche, pour y être mutée en nature divine.

     Et on délivra enfin Tamara, une Tamara de chair et de sang, une femme éperdue, épuisée, sanglotante, mais vivante, qui s’effondra en sanglotant de joie contre la poitrine de Luc Delta. Tamara que le cœur de Luc lui démontrait unique.

     Les meilleures physiciennes, enfin ralliées à la cause de la vérité, assurèrent alors que Morgania avait réussi à s’enfuir, qu’elle demeurait un péril permanent.

     Luc, tout de suite, réagit, réunit l’état-major féminin, consulta, écouta, interrogea, suggéra.

     Il conclut enfin :

     – Morgania a fui en plongeant dans le monde électrique. Y est-elle encore ? A-t-elle atteint quelque monde lointain ? De toute façon, nous ne pouvons la laisser en liberté. Peut-on, avec les contrôles de l’astrodrome souterrain, déterminer la direction prise, sinon le point de reconstitution atomique de l’astronef éthérisé ?

     – Peut-être, dit une des spécialistes.

     – D’autres navires semblables existent-ils ?

     – Il y en a deux, à six cents mètres de profondeur, prêts au départ, si nous avons assez d’énergie pour procéder à la mutation.

     – Il faut tout tenter, et la rejoindre. Au travail.

     Un véritable commando s’organisa, tandis que les physiciennes les plus adroites piquaient déjà, par des ascenseurs ultrarapides, vers la plus profonde des cryptes.

     Deux heures plus tard, Luc sut ce qu’il voulait savoir. On pouvait encore faire partir, électriquement, un seul des navires en le transformant en éther pur avec tout son équipage.

     Les volontaires ne manquaient pas, hommes et femmes. Bien sûr, Ernest faisait partie de l’expédition. Mais Tamara, elle aussi, se cramponna à Luc Delta :

     – Je sais que c’est risqué. Je pars avec toi.

     Sous le sol de Faô, la seconde grande étincelle se préparait…

    

    

 

    

    

CHAPITRE XVI

    

 

     C’était un bien étrange astronef que celui dans lequel Luc Delta, Tamara et Ernest venaient de prendre place, en compagnie d’une dizaine d’indigènes de Faô, appartenant aux deux sexes, et tous bien décidés à tout tenter, tout risquer, pour en finir avec Morgania.

    La carène tout entière, comme les parois, bref, la contexture d’ensemble, était façonnée d’un métal noir, rugueux d’aspect lequel, Luc l’apprit des physiciennes, procédait du minerai arraché au sol des montagnes où il avait échoué, en compagnie du mécanélec. Ce métal particulièrement favorable aux expériences de mutation éthérale.

     Assis l’un près de l’autre, dans le poste de pilotage, avec Ernest debout à leurs côtés, ils attendaient.

     Ils ne connaissaient évidemment pas le maniement de l’étrange appareil destiné à disparaître instantanément, sans rampe de lancement, pour plonger dans l’univers éthéré de l’électricité pure, mais les sirènes de Faô, du moins celles qui travaillaient au palais-temple-forteresse, étaient compétentes en la circonstance et se préparaient à effectuer le départ par dissociation moléculaire.

     Qu’attendait-on ?

     Un renseignement de la plus haute importance : pouvait-on connaître la destination prise par le navire spatio-éthéral qui emportait Morgania ?

     L’une des trois assistantes du poste numéro un s’était chargée d’examiner les contrôles, et en confiait la solution à un ordinateur qui travaillait promptement.

     Et soudain, une voix prononça, dans un micro : 

     – Morgania n’est arrivée nulle part. Luc et Tamara, et Ernest et les conjurés, avaient tous sursauté.

     – Que signifie… ? demanda Luc, d’une voix blanche.

     – Peut-être un accident de parcours.

     Luc hésita un instant puis, dans le micro, il parla, pour tous ceux qui étaient présents à bord du navire :

     – Il faut savoir. Je propose une plongée dans l’éther.

     Tous furent d’accord.

     Et les physiciennes commencèrent le compte à rebours.

     Luc et Tamara, à la dernière seconde, échangèrent un sourire.

     Et puis tout changea.

     Ils demeurèrent sur place, du moins en apparence. Ils continuèrent à se trouver à bord du navire noir. Ils étaient toujours, vis-à-vis les uns des autres, aux mêmes places.

     Mais ils avaient la sensation bizarre que c’était l’univers où ils plongeaient qui était un autre, un cosmos différent.

     Luc voyait toujours Tamara et Tamara voyait Luc. Une Tamara et un Luc d’une nature étrange. Vibratoires, incontestablement. Mais naissant de ces radiations qui paraissent être l’essence du monde créé, et qui sont non seulement la lumière, la grande Initiale de la Genèse, mais encore toutes formes, lignes, sons et jusqu’à ce qui est habituellement solide.

     Et qui semblait ne plus l’être.

     Le vaisseau spatio-éthéral ne paraissait pas avoir bougé mais il fallait tenir compte du fait que, dans l’espace même, un astronef voyageant à peu près aussi vite que la lumière semble toujours demeurer immobile.

     Était-ce le cas ? On ne savait. On était. On se voyait, mais on ne se parlait pas.

     Du moins pas au sens universel de ce mot.

     On s’échangeait totalement, on se comprenait, on était l’autre quand on voulait lui adresser la parole.

     Mais la parole n’avait plus la même valeur, si sa portée, tout au contraire, semblait infiniment plus subtile.

     En effet, jamais humains ne s’étaient mieux compris, mieux sentis heureusement admis dans le sein d’autrui que parmi cet univers qui formait un ensemble harmonieux parce que tout ce qui s’y trouvait plongé, aussi bien le minéral que l’humain, participait désormais d’une nature unique.

     Même le végétal, représenté en la circonstance par Dorothée, que le mécanélec avait réussi à garder au travers de ses pérégrinations, et qu’il conservait jalousement dans sa ceinture, ayant endossé, au palais, une combinaison propre.

     La couleur était, comme la ligne, comme la forme. Il n’y avait plus de différence entre les quatre éléments de base de l’être : le corps et l’âme, bien distincts, et aussi ce qu’il est convenu d’appeler le cœur, ce lien subtil organo-psychique, qui relie le premier au second, et l’esprit humain, cette radiation d’un autre organe majeur : le cerveau.

     Seulement, les objets, les appareils, les outils, et le vaisseau avec tous ses éléments, et aussi les gaz composant l’atmosphère interne, ce n’était qu’une même chose parfaitement indéfinissable avec les mots inventés par les humanoïdes des divers mondes et, sans doute, inexprimable en soi.

     La lancée était parfaitement réussie. Le vaisseau, éthérisé dans son ensemble, voyageait hors univers tout en restant sur place. Une place qui, peut-être, occupait à la fois tous les points du cosmos, comme n’importe quel point du vaisseau lui-même, qu’il fût situé dans la matière brute ou dans la chair humaine, et qui atteignait l’infini.

     Luc pensa : on nage dans l’électricité.

     Cela lui parut absurde, mais il se rendit compte que l’image, assez grossière, peut-être juste tout de même, émanait du mécanélec, habilité pour connaître le fluide sur lequel il avait tant travaillé.

     Petit à petit, Luc Delta comprit qu’il partageait aussi les pensées de Tamara.

     Et de tous ceux du bord, emportés dans la folle randonnée immobile et sans limites.

     Plus de frontière entre le créé et l’incréé, entre le physique et le métaphysique.

     C’était vraiment l’œuvre géniale de Morgania qui se réalisait : la mutation en quelque chose qui n’était pas tangible, tout en se refusant à être le néant.

     Luc pensa également que cette proposition finale relevait de l’absurde.

     Le monde est. Le néant n’est pas.

     Il formula, ironiquement, conservant rigoureusement la lucidité de l’esprit :

     – Je m’égare dans des lapalissades…

     Il sut que Tamara riait, et Ernest, et les gens de Faô.

     Cependant, cherchant à comprendre, Luc Delta pensait encore :

     – Mais il me semblait que ces voyages étaient exécutés à la vitesse-pensée. La transition entre la dissociation atomique et la reconstitution se réalise simultanément. Or nous prenons notre temps, nous n’arrivons nulle part. Du temps s’écoule vraiment, à moins que ce ne soit qu’illusion (quand donc sera-t-on d’accord sur ce point ?) Toujours est-il que nous nous baladons dans l’électricité, que nous n’arrivons pas, que nous ne savons même pas si nous nous déplaçons.

     Ce qui se produisit ensuite fut ressenti à la fois par tous.

     Une gêne profonde, l’impression d’une pensée hostile, menaçante. Un mélange de colère, de haine, de dépit, de désespoir aussi.

     Morgania…

     Ils la ressentirent tous, à travers même les sentiments heureux qui les unissaient les uns aux autres. L’amour de Luc pour Tamara, son amitié pour Ernest, les sympathies et les élans des gens de Faô entre eux et vis-à-vis des Terriens qui les avaient délivrés.

     Morgania, et son astronef dont elle faisait partie avec les huit sirènes composant son dernier carré de fidèles, entrait en contact subtil avec le navire ennemi.

     Ils se heurtèrent, s’interpénétrèrent. Mais le combat, intra-éthéral, demeurait impossible.

     Impossible au sens cosmique du mot. Valable cependant sur le plan de ce matériel-esprit, de ce physique-psychique, qui semblait pour le moment la nature du vaisseau noir et de ses passagers.

     Et qui était également celle de Morgania et de son engin, et de ses compagnes.

     Il y eut un formidable choc, où tous les points, devenus extramoléculaires, des deux navires, entrèrent en lutte, sur le plan-pensée, puisqu’ils ne pouvaient se cogner matériellement.

     Parce qu’inexistants. Non-atomiques.

     Mais virtuels, tout le fluide ambiant englobant, et participant unanimement des êtres et des choses mutées par les puissantes étincelles.

     Morgania irradiait sa haine. On la contra, fort simplement.

     Les uns connaissant la pensée intime des autres, Morgania apprit l’échec de son entreprise titanesque et orgueilleuse.

     Elle sut que la déesse n’était pas, préférant demeurer femme, et que c’était elle-même, utilisant toutes les réserves d’énergie de Faô, qui l’avait aidée à redevenir Tamara, après le passage en mutation sextuple.

     Elle sut aussi que, sur Faô, tout était perdu pour elle parce que jamais les femmes de la planète ne consentiraient à laisser retomber leurs compagnons dans l’immonde état où les avait jetés Morgania.

     Et ce que la force, envers elle, ne pouvait faire, la vanité blessée le réalisa.

Morgania se sentit vaincue.

     Ces êtres qui s’opposaient à elle, à ses desseins prodigieux et sans doute tout simplement imbéciles, continueraient à avoir raison, parce qu’ils ne faisaient que respecter les lois naturelles.

     Elle enragea de penser que c’était par suite d’une de ses manœuvres qu’elle avait fini par rendre sa forme première à celle dont elle avait voulu faire le symbole de la Créatrice universelle.

     Le lien, simple, subtil, absolu, infini, qui unissait Luc et Tamara, formait, face aux manigances de cette femme géniale et absurde à la fois, une infranchissable frontière.

     Morgania sut qu’elle avait perdu définitivement la partie.

     Même plongée dans l’univers éthéré, elle savait encore comment manœuvrer son appareil.

     Elle entreprit alors de gagner une planète d’un système voisin du Phénix où se trouvait Faô, but fixé initialement par elle mais que, par suite d’une insuffisance d’énergie au départ, elle n’avait pu atteindre, se trouvant ainsi bloquée dans le non-créé.

     Morgania entreprit de lancer son navire en cherchant un appui sur un générateur universel, construit par elle, et qui avait pour but de dépanner les vaisseaux noirs dans le cas de semblables traverses.

     Malheureusement pour elle, Morgania n’était plus seule dans cet infini où elle naviguait. Luc Delta et les siens connaissaient à la fois toutes ses pensées comme elle venait de connaître les leurs, y trouvant la preuve de sa défaite.

     Luc contra, maladroitement, aidé par les physiciennes révoltées, ou plutôt par leur pensée, puisque les êtres et les choses réagissaient simultanément, sans action d’une main sur un volant, uniquement par admission de la vérité d’un mouvement à partir d’une volonté humaine, immédiatement réalisée en fait.

     Ce qui forma une sorte de court-circuit, deux forces pensée-matière s’opposant dans le bain électrique total.

     Il y eut, immédiatement, rematérialisation des deux astronefs et de ceux qu’il portait.

     Luc Delta, instinctivement, avait tiré du côté de Faô tandis que Morgania, poursuivant son idée première, tentait d’atteindre la planète perdue.

     Sans doute la force-Luc fut-elle la plus forte parce que les deux entités (navire-êtres) se trouvèrent rejetées ensemble à Faô, non dans la crypte même du départ, mais assez près, dans les montagnes avoisinant la cité.

     Ernest se frottait les yeux.

     – Me revoilà… je vis… Est-ce que je rêvais ?

     Non, il ne rêvait plus. Le fantastique voyage avait été réalisé.

     Mais il humait l’air d’une planète, par les sas ouverts, il reconnaissait les chantiers des mines de la montagne, il apercevait le torrent compact, il retrouvait ses premières impressions de Faô.

     L’astronef noir était posé sur un plateau, où il avait été matérialisé si rudement qu’il demeurait incliné, et difficile sans doute à renflouer.

     Il n’y avait pas d’accidents de personne. Luc, tout de suite, cria qu’il fallait chercher le vaisseau ennemi.

     On alerta la cité et, sans attendre les renforts, on se mit à fouiller les montagnes.

     Luc Delta pensait bien — et c’était l’avis des physiciennes — que la réaction finale avait ramené les deux navires à peu près dans la même contrée. Ils ne se trompaient pas et, au bout de deux heures de recherches, on retrouva l’épave du grand navire noir.

     Morgania, désormais réduite au sort d’une pauvre vieille femme sans appui, avec trois seulement de ses sirènes (les cinq autres ayant péri dans la rematérialisation qui avait totalement renversé l’appareil) tenta un dernier effort, en fuyant à travers les vallées.

     Le soir venait.

     Quand il fallut s’engager dans le défilé sombre, les trois dernières amazones ne furent plus que de malheureuses vierges affolées.

     Elles savaient quel péril planait sur ce lieu ténébreux, et ce qui risquait de leur arriver.

     En vain voulurent-elles retenir Morgania. Celle-ci leur cracha sa haine, son mépris.

     Jusqu’au bout, les femmes devaient donc l’abandonner.

     Parce que, humaines avant tout, elles retrouvaient la banalité des sentiments, et que la crainte achevait de les ramener à leur vraie nature, qui ne se paye pas d’amazones trop souvent artificielles.

     Quand, un peu plus tard, les trois rescapées furent rejointes par ceux qui les cherchaient, elles racontèrent, avec des voix empreintes d’horreur, gardant encore dans leurs yeux le reflet de ce qu’elles avaient vu, la fin de celle qui avait voulu créer un monde et une déesse.

     Seule, claudicante, épuisée, mais décidée à ne pas tomber aux mains de ses ennemis, Morgania s’était jetée dans le défilé obscur.

     De loin, les trois jeunes femmes avaient vu soudain scintiller un nuage qui semblait vivant.

     Et ce nuage s’était abattu sur la silhouette de Morgania, sur son corps contrefait, qui avait vainement tenté de leur échapper.

     Tout avait disparu dans un conglomérat de lumière effrayante.

     Maintenant, Luc Delta et Ernest, frissonnant d’épouvante, connaissaient le nom donné sur Faô aux poissons d’air, dont le venin corrosif avait eu raison de la redoutable refoulée qu’était Morgania.

     Les afôôgh.

     Un peu plus tard…

 

*

     Sur les planètes du Martervénux, on fête le retour des captives de Faô. Femmes, filles, ou mères, celles qui avaient été ravies ont regagné leurs mondes d’origine, en utilisant la force éthérée qui permet les plus rapides de tous les voyages.

     Tamara, souriante, se prépare à son premier grand film, tandis que Luc va essayer un nouveau prototype.

     Quant à Ernest, il cultive jalousement une certaine plante ramenée de très loin. Et, dans son entourage, on se moque un peu de cette Dorothée qu’il traite comme une petite maîtresse passionnée.

     Mais le mécanélec s’en moque. Il doit repartir dans l’espace, un jour prochain. Qui sait ce qui l’y attend ?

     Et il pense, en arrosant Dorothée, qu’une fleur-médium, cela pourra sans doute lui rendre encore bien des services…

 

 

 

FIN